Kirill Serebrennikov,  Alexeï Salnikov : les Petrov ont la grippe, nous aussi !

Kirill Serebrennikov remportera t-il la Palme d’or à Cannes pour son film « La grippe de Petrov » ? Impossible d’en juger sans avoir vu le film mais l’on peut toujours parler du livre qui l’a inspiré. Traduit et édité en France il y a quelques mois, « Les Petrov, la grippe, etc » est un roman d’Alexeï Salnikov.

La grippe me direz-vous ? Oui, mais sans le moindre rapport avec un certain virus venu chambouler notre fragile équilibre démocratique depuis plus d’un an, enfin, quoique… Fiévreuse, hallucinogène et allégorique, cette grippe-là s’empare dès le début du roman de Petrov, jeune mécanicien, citoyen russe ordinaire, et dessinateur raté de bande-dessinée à ces heures. Et voilà que dès le début du roman de Salnikov, la réalité prend un tour absurde et la folie – largement alcoolisée – s’immisce peu à peu dans les moindres recoins d’un monde où tout semble brumeux et confus.

Le bus ? Rempli d’individus semblant tout droits sortis d’un hôpital psychiatrique (on pense immédiatement à la célèbre scène du tramway dans « Le Maître et Marguerite » de Boulghakov et à son œuvre en général). La femme de Petrov, dont il est accessoirement divorcé mais avec qui il continue à vivre plus ou moins ? Une dangereuse psychopathe en proie à des pulsions meurtrières irrépressibles. Les amis de Petrov ? Impossible de les décrire sans déflorer ce qu’il y a de plus savoureux dans le roman – par ailleurs souvent irrésistiblement drôle – mais ils oscillent à coup sûr entre narcissisme ultime, démence furieuse et comportements globalement inquiétants. Quant à ses parents ou son fils, Petrov junior…

Les Petrov, la grippe, etc
©️ Sergey Ponomarev

Le style de Salnikov, tour à tour nerveux et contemplatif, fait parfois penser à celui de l’écrivain ukrainien Andreï Kourkov (« Le Pingouin », « Laitier de nuit », « Le concert posthume de Jimi Hendrix ») par son sens du détail de la vie quotidienne et par l’enchaînement de situations totalement abracadabrantes, tout en allant plus loin dans la psyché humaine car moins linéaire et plus recherché d’un point de vue stylistique. Construit à la manière d’un dédale mental, « Les Petrov, la grippe, etc. » plonge le lecteur dans différents délires, ceux de ses personnages – le tout entre deux cachets d’aspirine périmés d’il y a 30 ans -, et explorent ainsi différents points de vue, rendus confus par la fièvre, cela va sans dire.

Et c’est là la grande force du livre, transporter le lecteur en terre inconnue, celle de la Russie actuelle, imbriquée avec celle de l’ex-URSS, où un enfant devenu grand se souvient encore et encore d’une fête de Nouvel-An où, déguisé en joueur de hockey, il assiste à un tourbillonnant spectacle où se télescopent Baba Yaga, un bonhomme de neige en train de fumer une clope, un sapin géant, un ours, des enfants braillards. Jusqu’à ce que son souvenir n’agrippe, pour toujours, la main glacée de Snegourotchka, la merveilleuse Fille des neiges… Mais il faut se méfier des souvenirs d’enfance, ils sont comme la grippe, propres aux visions, et s’ils abolissent le temps et l’espace, on ne peut parfois plus, ou on ne veut, en sortir.

Un livre comme on en fait peu, comme le sera, on l’espère, l’adaptation cinématographique de Kirill Serebrennikov.

«Петровы в гриппе и вокруг него», d’Alexeï Salnikov est sorti en 2017 en Russie et en France en août 2020 aux Editions Des Syrtes sous le titre « Les Petrov, la grippe, etc. » (Traduction de Véronique Patte).

« La fièvre de Petrov », de Kirill Serebrennikov. Avec Semyon Serzin, Chulpan Khamatova, Ivan Dorn, Yulia Peresild (2 h 26). Sortie en salle le 1er décembre 2021.