Black Power : l’avénement de la pop culture noire américaine

« I can’t breathe ». Les derniers mots prononcés par George Floyd avant sa mort, le 25 mai 2020, alors qu’il est maintenu à terre pendant près de 10 minutes par l’officier Derek Chauvin, ont provoqué une vague d’indignation sans précédent aux Etats-Unis et une véritable onde de choc dans le monde entier. Car George Floyd était noir, et Derek Chauvin, blanc : le détail a son importance.

Pourtant, de cet énième drame, naît en pleine pandémie un mouvement de protestation et de solidarité inédit. Des Américains, noirs et blancs réunis, descendent dans la rue et scandent de concert « Black Lives Matter ! », bravant les forces de l’ordre et le mépris du président le plus ouvertement pro-WASP qu’ait jamais connu le pays. Mais, être noir aux Etats-Unis justement, qu’est-ce que c’est ? Comment l’exprimer, le vivre ou, tout simplement, le faire comprendre ?

Tel est le sujet du nouveau « beau livre » de la journaliste Sophie Rosemont, Black Power, qui s’attaque à ce qu’on pourrait communément appeler « un morceau ». Il s’agit en effet de retracer tout un pan de l’histoire états-unienne, celui de l’émancipation culturelle et politique de la communauté noire-américaine au 20ème siècle, à travers son activisme et ce qui est certainement son moyen d’expression privilégié : la culture, et plus précisément la « pop » culture. Musiques, livres, films : le sujet est foisonnant, ce n’est rien de le dire… Qu’on se rassure, le livre est dense, richement illustré (mention spéciale à l’iconographe) mais comme Sophie Rosemont le dit elle-même, Black Power n’est ni « un essai historique, politique ou sociétal » ni une « tentative encyclopédique ». Et heureusement ! Tenez, faites un test, rien que pour la musique, jetez un œil dans votre discothèque et comptez les artistes d’origine afro-américaine, vous n’allez pas être déçus !

Mais revenons au vocabulaire. Le sujet est sensible et la bataille linguistique significative, le choix du langage n’étant jamais innocent : doit-on dire afro-Américains, à la manière de Malcolm X, figure tutélaire des Black Panthers ? Africains-Américains, comme le suggère le pasteur Jesse Jackson, liant ainsi sa rhétorique à l’héritage esclavagiste pour lequel il demande réparation ? Ou tout simplement Noirs américains, comme on le fait en général outre-Atlantique ? La couleur de peau étant, dans le cas qui nous intéresse, un signe visible, symbolique et culturellement signifiant, nous pencherons pour cette dernière appellation. Car, comme le rappelle Nile Rodgers dans la préface du livre : « …il est crucial de rappeler comment les artistes de toutes les générations ont usé de leurs voix révolutionnaires ; comment ils ont trouvé la meilleure manière de communiquer à travers la musique, le cinéma ou la littérature ».

Se définir par sa couleur, voilà qui peut sembler étrange d’un point de vue européen, là où le brassage des populations et des cultures est de plus en plus, n’en déplaise à certains, vu comme une évidence et une richesse. Pourtant, et c’est le sujet même du livre, être noir aux Etats-Unis vous définit d’emblée face au regard d’autrui ; être noir en Amérique est une composante de l’altérité. Chronologique, Black Power commence dans les années 50-60, aux sources du « Black Power », mouvement et quête identitaire né du rejet d’une partie de la population américaine. Et pour cause – le livre a le bon goût de nous le rappeler -, la durée (87 ans !) et l’abolition tardive de la ségrégation aux Etats-Unis en 1964, sans compter une série de faits historiques à peine croyables – le refus de l’inscription dans une école de « Blancs » de la petite Linda Brown ou le lynchage atroce du jeune Emmett Till, pour ne citer que ceux-là -, n’ont rien à envier aux plus belles heures de l’Apartheid.

Pour mieux comprendre ce besoin d’émancipation et d’affirmation de soi, cette puissance créatrice éruptive, à la fois désespérée et joyeuse, tour à tour grave et poétique, parfois violente, souvent fière, d’un peuple confronté à un rêve américain à deux vitesses, rien ne vaut les découvertes, les incitations à la lecture et à l’écoute. Elles font d’ailleurs tout l’intérêt du livre de Sophie Rosemont. Les photographies de Jamel Shabazz, le label Undergroud Resistance, le rap explosif de Public Enemy, la beauté très « girl power » de Pam Grier dans Foxy Brown, Archie Shepp, Alice Coltrane, l’afrofuturisme, Bill Withers, Nina Simone, les livres de James Baldwin, les films de Spike Lee, chacun pourra y piocher ce qu’il préfère ou ce qu’il ne connaît pas encore : il y a tant à découvrir pour aller à la rencontre de l’autre.

Alors bien sûr, on ne sera pas forcément toujours d’accord avec certaines sélections (oui, le militantisme affirmé et récent d’une Beyoncé sent l’opportunisme à plein nez, et non, soutenir Donald Trump en pleine crise de mégalomanie ne fera jamais de Kanye West le nouveau Gil Scott-Heron), mais Black Power a bel et bien tout du cadeau « essentiel » à glisser sous le sapin de 2020

Black Power, L’avènement de la pop culture noire américaine
Par Sophie Rosemont, GM Éditions, 192 p.