Walid Ben Selim – Le Lanceur de Dés de Mahmoud Darwish

« Je suis le lanceur de dés. Je gagne des fois, je perds d’autres fois ». Quel pari risqué que celui de mettre en musique, et d’interpréter, ce « Lanceur de Dés » de Mahmoud Darwish, poème fleuve et métaphysique sur la destinée humaine. Et pourtant, le 2 février dernier, sur la scène du MAGH, à Bruxelles, Walid Ben Selim, fut bien plus qu’un dé lancé au hasard.

Mahmoud Darwich, considéré à juste titre comme le plus grand poète palestinien du 20ème siècle, chantre de l’exil et de l’absence, lisait ses poèmes en public* et considérait ce rituel lyrique comme une célébration collective où les applaudissements lui apportaient, selon ses propres dires, « quelques minutes de liberté et de reconnaissance ».

Et c’est bien à une célébration collective aux vertus cathartiques que Walid Ben Selim, musicien et poète franco-marocain, nous avait convié. Accompagné de sa pianiste attitrée, Agathe de Piro, et de Nidhal Jaoua – remarquable -, au qanoun (un instrument aux cordes pincées évoquant la cithare), Ben Selim suscite, littéralement, « l’émerveillement », épousant l’indicible d’une poésie réduite pour nous, incapables de comprendre l’arabe, à son seul signifiant : musique de la partition écrite, musique des mots eux-mêmes, et celle enfin, ici incarnée, de son chant.

Au concert précède le silence d’une foule prémonitoire, puis commence le dialogue du qanoun et du piano, duo amoureux entre l’Orient et l’Occident. Walid Ben Selim, caché dans la pénombre, s’avance, bracelets de pierres rondes aux poignets, vêtu de ce qui semble être une tunique indienne et auréolé de ses cheveux bouclés. La pause est étudiée : Walid Ben Selim figurera tour à tour le sage et le prophète, l’icône et le poète.

A peine a t-il psalmodié quelques mots que déjà tout s’éloigne, ce que nous appelons réalité, les personnes que nous sommes. « Je suis comme vous ou un peu moins… » : le poème de Darwish parle d’identité, perdue ou retrouvée, invoque des paysages et avec eux des parfums, de fleurs d’orangers, de thym ou d’amandiers. Les rendant visibles à nos sens, le chant de Walid Ben Selim, légèrement dédoublé en écho, tour à tour vertical et élancé, puis doux, murmurant, grondant ou emporté, nous transporte vers ce que les soufis appellent « l’extinction » et les profanes, ou les mélomanes, profonde émotion.

Et ce soir-là, si je ne m’étais pas dissoute comme la goutte de pluie devenue perle de Saadi**, j’aurais pu m’interroger sur l’incroyable parcours de cet artiste passé par le rap et le metal – qu’il recommande d’ailleurs pour le travail de la voix et comme facilitateur d’échanges culturels -, aussi amateur de crossover que de la poésie d’Al-Maarî***, dont l’interprétation convoqua, paradoxalement, les fantômes de Brel et de Ferré.

Mais non. « Je marche. Je me hâte. Je cours. […} Je m’allège. Je me dessèche. J’avance. Je vole. Je vois. » *** Et je me dis adieu.

Soudain, la foule émue et éblouie, se décide à applaudir ; les dés sont définitivement jetés. Walid Ben Selim et ses musiciens reviennent, saluent, interprètent un poème de plus et je demeure « face à cette mer immense, toute confuse ». Alors, il conclut par ces mots, allusion à la noirceur d’une actualité faisant plus que jamais écho avec l’œuvre, et la vie, de Mahmoud Darwish : « de l’obscurité jaillira la lumière ».

C’est ce qu’elle a déjà fait.

Walid Ben Selim sera en concert le 10 février 2024 au Mucem de Marseille, le 7 avril 2024 au Cully Jazz Festival en Suisse et le 31 mai 2024 à Perpignan.

A noter : du 21 au 27 avril 2024 se jouera au Théâtre de La Monnaie, à Bruxelles, l’opéra « Ali » dont la partition est signée Filastine, Walid Ben Selim et Brent Arnold

* Il existe d’ailleurs un enregistrement de sa lecture du Lanceur de Dés sur l’album hommage du Trio Joubran « A l’ombre des mots », paru en 2009 chez Harmonia Mundi

** Saadi – « Apologue de la perle » in « Le jardin des roses et des fruits »

*** Poète et philosophe syrien du 11ème siècle

**** La citation provient du « Lanceur de Dés » de Mahmoud Darwish