« L’épouvantail » : la sombre magie de Dimitri Davydov

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Repoussante, sale, bouffie par l’alcool, l’héroïne de Пугало (« L’épouvantail » en français, « Scarecrow » en anglais) est la risée et la honte de son village de Yakoutie. Tous la haïssent, la craignent et la sollicitent à la fois. Et pour cause, c’est une guérisseuse, une porte vers des forces obscures, ce qu’en d’autres temps on aurait appelé une chamane.

Tourné en 11 jours avec quelque chose comme 15 000 euros, dont un tiers de la poche du réalisateur lui-même, jeune instituteur de 28 ans, la réussite de « L’épouvantail » repose avant tout sur la performance stupéfiante de son actrice principale, la chanteuse yakoute Valentina Romanova-Chyskyyray. Célébrée dans son pays pour ses capacités vocales hors normes et sa pratique de nombreux genres musicaux (folklore pur, ethno-jazz, rock), Valentina Romanova-Chyskyyray exsude littéralement cette magie poisseuse qui fait de son personnage une créature monstrueuse et toute puissante, victime expiatoire d’un pouvoir insupportable à porter.

« Je pourrais te faire accoucher d’un chiot » dit-elle à une vieille dame terrifiée que sa famille lui a amené pour la soigner, « je ne plaisante pas, je le pourrais vraiment », et qui sait si ce n’est pas vrai. Mais à chaque guérison, la coupeuse de feu se consume, agonise à son tour et noie sa douleur dans des litres de vodka, secouée de transes, s’abimant peu à peu dans une déchéance dont l’issue ne peut être que fatale, et prodigieuse. Et c’est lorsqu’elle danse, îvre et possédée par les esprits, qu’une détail saisit le spectateur, la vue de la seule belle image qui habille ses murs, la représentation de  danseuses chamanes, revêtues de la gloire qui devrait être la sienne.

L’EPOUVANTAIL - ПУГАЛО
L’EPOUVANTAIL – ПУГАЛО

Davydov filme presque en noir et blanc, non pas par le truchement de la pellicule, mais grâce à l’utilisation des couleurs naturelles, blanc de la neige, noirceur du bois en hiver, et de lumières blêmes, celles nocturnes des éclairages publiques ou celles en clair-obscur d’intérieurs faiblement éclairés. Il s’approche au plus près du corps de son actrice, tour à tour masse informe recouverte symboliquement de couches de vêtements hideux puis femme nue aux longs cheveux, presque animale et proprement surhumaine ; il la regarde par plans coupés ou dans le reflet d’un miroir, créant ainsi une sorte de vision fragmentée de son personnage dévoré par les esprits.

Tourné en langue yakoute, couronné de plusieurs prix en Russie, dont celui de la Meilleure Actrice, Пугало pourra sans doute rebuter un public occidental habitué à une cinématographie plus « facile » mais il serait dommage de ne pas se frotter avec ce film de seulement 1h12, preuve de la fraîcheur et de la diversité du cinéma russe. Il n’échappera également à personne que Пугало, qui a rencontré un étonnant succès d’estime dans son pays d’origine – il a été diffusé là-bas dans pas moins de 80 cinémas -, revet également une dimension politique, celle du statut des minorités en Russie et de la persistance de leurs langues et de leurs cultures.

«Пугало» / « L’épouvantail », de Dimitri Davydov a été diffusé en France dans le cadre de la compétition du Festival « Quand les Russes nous bouleversent » (Когда Русские нас потрясают), Festival du film russe Paris et Ile-de-France — 28 juin au 6 juilet 2021