Shortparis en concert au Botanique : Bruxelles ne croit pas aux larmes

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Il pleuvait ce jour-là sur Bruxelles ; aujourd’hui à Kiev, il pleut du fer. La coupole du Botanique brillait d’un éclat rouge sous ses échaffaudages, rouge comme le coeur battant des quelque 200 personnes, principalement des Russes, venus assister au concert de Shortparis.

Ce groupe, nous vous en avons parlé bien des fois mais il ne nous serait jamais venu à l’idée, il y a encore quelques mois de cela, qu’il puisse revêtir désormais une telle importance symbolique. Après tout, il ne s’agissait que de rock émergent, aussi inventif soit-il, en provenance d’un pays avec lequel l’Europe entretenait depuis longtemps déjà des relations oscillant entre indifférence et fascination.

Ce soir-là, à Bruxelles, tout est différent. Les fans ont répondu présent, et affichent comme à leur habitude un désintérêt poli envers la première partie, pourtant assurée par le duo gantois electro-punk Onmens (« barbare » en néerlandais), dont la guitare et le flow furieux ont tout d’une séance d’électrochocs sans anesthésie. Onmens joue fort, et vite : c’est agressif comme il faut mais plus accessible que leur dernier album, Optimist. Malheureusement, en 30 minutes, le set est fini, de quoi soupçonner – à tort* – une contrainte quelconque liée à la salle ou au groupe vedette.

Shortparis - Nikolaï Komiagin
Shortparis – Nikolaï Komiagin

L’entracte s’éternise et la foule devient compacte. Assis sur la scène, certains sont très jeunes et se serrent les uns contres les unes, cheveux roses, cheveux bleus, rangers ou plâtre aux pieds, maquillage de poupée et larmes irrisées : ils attendent avec une surprenante gravité. Les visages sont pâles, fermés, mais, l’impatience venant, ils se mettent à crier comme le feraient les fans du monde entier.

La lumière baisse et comme à son habitude, Shortparis commence là où on ne l’attend pas, c’est-à-dire de l’une des corniches de la coupole d’où soudain résonne la voix de Nikolaï Komiagin. Alors qu’il chante et psalmodie, les autres membres du groupe s’installent peu à peu sur scène. Et là, suprise. Le-dit Komiagin a toujours été ce qu’on peut appeler un « bon chanteur » – une voix juste, de l’inventivité, plusieurs octaves à disposition -, mais ce qu’il propose ici est différent. Impossible de dire si c’est parce que, sur ce Наше Дело Зрело (Notre affaire est à point ?), sa voix est plus assurée, ou tout simplement s’il exprime enfin, à son corps défendant, ce qu’il ressent vraiment.

Car Shortparis est tout sauf un groupe sentimental, difficile de trouver une chanson d’amour dans leur répertoire ou alors elle adoptera un style lancinant et cauchemardesque. La set list de ce 24 septembre 2022 n’y déroge pas, enchaînant danses sauvages et rythmes syncopés pour ne se poser, et encore, que le temps du morceau Гетто В Озере (« Le ghetto au fond du lac » d’après le poème « L’appel du lac » d’Andrey Voznesensky) où Nikolaï Komiagin s’assoit au piano pendant que Sacha Galianov, le claviériste, égrène les noms de victimes du fascisme. Тихо! (silence !) s’écrie Komyagin au milieu du morceau, sans doute l’un des plus marquants de leur dernier e.p Зов озера (« L’appel du lac » justement), mais ce n’est pas au public qu’il s’adresse…

« Prenez soin de vos visages » (Берегите ваши лица), c’est ainsi que s’appelait le spectacle créé au Gogol Center** avant qu’il ne soit remis au pas, victime de la « Nouvelle Politique Culturelle Russe »: on appréciera l’euphémisme. La bande-son de la pièce, basée sur les textes du même Voznesensky, a été composée par Shortparis qui, pour ne pas déroger, exprimait ses opinions – résister de l’intérieur est-il possible ? La question mérite d’être débattue – par le seul biais de sa démarche artistique.

Mais revenons-en à nos moutons. Animé d’une énergie proprement diabolique, Nikolaï Komiagin enchaîne les titres phares du groupe, pogotte dans la fosse avec une partie du public sur Страшно (La peur), remonte en titubant, à bout de souffle, puis s’écroule sur le sol, et exécute de curieuses contorsions tout en continuant à chanter. Coq de combat sur КоКоКо / Структуры Не Выходят На Улицы (KoKoKo/Les structures ne descendent pas dans la rue), agent provocateur du déshonneur collectif sur Стыд (Honte), ou séducteur inquiétant à ses heures, toujours épaulé par la danse singulière du batteur Danila Holodkov et des trois autres musiciens – mention spéciale pour la guitare de Sacha Ionin, véritable colonne vertébrale musicale -, il semble ne jamais vouloir s’arrêter.

Le public, conquis d’avance, est en transe et quelques larmes coulent. De joie, de frustration ou de douleur, on ne sait. Arrivée à ce point d’un rappel qui ne viendra jamais, la tête me tourne et je pense à la fin du film « Капитан Волконогов бежал » (« La fuite du colonel Volkonogov » de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov***) dont Shortparis a également signé le générique de fin. Je m’interroge : la rédemption est-elle possible ? A partir de quand sommes-nous complices, même si nous ne sommes pas acteurs, de l’impensable ? Et quant à ceux qui tentent d’informer, doivent-ils s’interdire de parler d’artistes en raison de leur nationalité, ou de leur appartenance à une communauté ?

« Si ce n’est toi, c’est donc ton frère »: très peu pour moi. Les autodafés, même virtuels, ne sont jamais une réponse aux fléaux de l’Histoire. Quant à la censure, nous la laisserons à la « Police de la Pensée »; elle pourrait même satisfaire en haut lieu. Comme un écho à cette réflexion, le public se met à scander « Нет войне, Нет войне ! » (Non à la guerre!) Le concert, une fois de plus, a semblé durer quelques minutes, le temps s’est arrêté.

Faites qu’il ne pleuve plus jamais.

 

* Ce jour-là, Onmens enchaînait deux concerts dans deux endroits différents de la capitale belge

** Le Gogol Center est un centre théâtral d’avant-garde situé à Moscou, il a été dirigé pendant plusieurs années par Kirill Serebrennikov aujourd’hui en activité à Hambourg

*** A voir absolument si vous avez le coeur bien accroché… Le film a été projeté dans le cadre du Festival du Film Russe de Paris et d’Ile-de-France, mais sa sortie officielle est pour l’instant repoussée sine die

**** Cette note en bas de page est une insulte à nos lecteurs puisqu’ils auront tous reconnu l’allusion au livre 1984 de Georges Orwell