Shortparis at The Moth Club : live report

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Si le jazz était associé dans le roman de Boulgakov* au tonitruant passage de Woland et de sa bande, c’est à une autre forme de musique que s’accorde désormais la tornade démoniaque. Aucun de ceux qui ont déjà assisté à un concert de Shortparis ne nous contrediront, surtout pas les chanceux qui s’étaient donnés rendez-vous au Moth Club, à Londres, le 4 mai dernier.

Moth Club, London
Moth Club, London

The Moth… Il existe donc encore à Londres des salles comme ça ? Le mois de mai est frileux, la promenade dans Hackney devient douloureuse alors on arrive en avance, bien trop en avance. Au Moth Club, il y a un pub, improbable. On y sirote une bière, ou un cidre, en compagnie de gens du quartier qui n’ont rien à voir, mais rien à voir, avec la tripotée de branchés qui hantent les environs. On y est bien. Mais on s’y sent seul, le concert ne commence finalement qu’à 9 p.m et le public arrive au compte-goutte, visiblement un peu déboussolé.

C’est qu’on l’a attendu ce concert depuis la révélation, tout aussi improbable, d’une reprise de David Bowie au milieu d’un film de Kirill Serebrennikov**. Stupéfaits par la voix haut perchée d’un chanteur aussi anonyme qu’anachronique, il ne nous restait plus qu’à cliquer, cliquer encore, sur une toile récalcitrante à nous parler autrement qu’en cyrillique jusqu’à ce qu’elle daigne nous indiquer la sortie : Shortparis, groupe russe. Origine : Sibérie. Deux albums écoutés plus tard, Daughters et Пасха, ajoutés à des clips – oui, on emploie encore le mot, ils le méritent – aussi dérangeants que stupéfiants, nous en étions parfaitement convaincus : il fallait aller voir la chose en live.

Et nous y voilà. La salle s’ouvre enfin, une salle qui brille de mille feux sous une lumière changeante. Il a de la gueule ce club encore désert. On parle russe autour de nous mais personne n’ose encore s’approcher du dance floor quand gronde tout à coup une succession de titres sortis de nulle part. Il y a quelqu’un qui mixe dans la cabine grillagée à droite de la scène et qui vous balance du Marquee Smith et du Black Midi comme personne. C’est post-punk, c’est dark, c’est heavy : ce type est à priori un génie. Normal, c’est John Doran en personne. Oui, Le John Doran de The Quietus, critique rock et auteur émérite, la vache…

Le mix fait son petit effet et la salle se remplit. On s’approche de la scène, restons prudents. C’est qu’il y a visiblement des fans, et beaucoup sont des filles. Ça y’est, la salle est pleine à craquer, pas de doute, c’est complet. Est-ce une impression ou la lumière baisse encore ? La foule se masse, je sens qu’il va falloir lutter. La tension est à son comble, on pourrait presque la palper. Il y a un « aaah ! » : ça y’est… Les membres de Shortparis fendent la foule et se dirigent vers la scène. Ils ont le visage fermé, en état de concentration totale, comme le feraient des acteurs. L’audio theatre peut commencer.

Shortparis at Moth Club, London
Shortparis at Moth Club, London

Mais voilà que Nikolay Komiagin, chanteur et leader du groupe, décide de s’arrêter devant la scène, se ploie, une jambe appuyée sur les marches, s’abaisse et oscille avec la musique que ses comparses font monter peu à peu. Le son est lourd, entêtant, noir comme de la poix, porté par les deux batteries répétitives, presque martiales, enchevêtrées. Komiagin se balance en rythme, ondule lentement et commence à chanter. Весело – amusez-vous bien, ou quelque chose comme ça -, sa voix donne plutôt envie de mourir. Mes voisines, visiblement bouleversées, sont d’accord.

Après, pour être honnête, je ne me souviens plus très bien. La musique de Shortparis ne se décrit pas vraiment car elle est puissamment, éminemment physique, de l’imagination dynamique en action, de l’énergie à l’état pur. Par moment, c’est violent, presque brutal. La musique vient par rafales, par coups de poing et pour résister, il n’y a qu’une seule solution, danser, c’est ça ou se retrouver cloué au sol.

Shortparis
Shortparis

Les titres s’enchaînent, c’est assourdissant, luxuriant ; c’est de la transe, portée en continu par le son synthétique d’Aleksandr Galianov, le claviériste. Что-то особое во мне, je ne sais pas ce qu’ils veulent nous dire de spécial, mais c’est clairement à devenir fou. Komiagin danse, soulevé, projeté par le rythme, fragmente ses mouvements dans une chorégraphie presque constructiviste : c’est affreusement sensuel. Moi qui trouvais le mot chamane, souvent utilisé à son égard, un peu ridicule, je ne suis pas loin de le décréter psychopompe. D’ailleurs il appose les mains et frotte énergiquement la tête d’une victime au premier rang. La victime ne proteste même pas.

Le plus étrange dans tout ça, c’est que cette omniprésence du frontman, et du batteur Danila Kholodkov, bateleur arachnéen, ne donne pas l’impression que le groupe se résume à eux deux, l’édifice Shortparis ne permet pas que l’on en retire une brique. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ils disparaissent presque derrière leur musique, musique qui semble monter encore en intensité et ne jamais vouloir s’arrêter. Et quand vient le moment de Страшно, la foule hurle, scande les paroles, c’en est presque effrayant, c’est le cas de le dire. Le clip a choqué et provoqué ce qu’ils espéraient sûrement, une réaction. Une réaction en apothéose car ce cabaret dark punk vient combler un désir, celui d’une musique tout à fait neuve, incapable de ressembler à autre chose qu’à elle-même.

Et c’est en plein milieu de ce maelstrom sonore que le concert s’arrête. Impossible, il n’a duré que 10 minutes ! 1h30 en réalité… Ils partent : on rugit. Ils ne reviendront pas, les rappels ne font pas partie du concept. Après l’acmé, le manque, déjà.

Le rock n’est pas mort, il russe encore…

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*Le maître et Marguerite
**Leto, à voir absolument