Rodrigo Cuevas, interview : rencontre avec un agitateur folklorique

Cuevas, Rodrrrrigo Cuevas, retenez bien ce nom, car vous entendrez parler de lui ! Paroles prophétiques proférées par un étrange personnage, mi-homme, mi-créature évadée d’un conte des Asturies. Haut chaussé, car perché sur d’étranges sabots à plots, la taille serrée plus que de raison dans une ceinture au déroulé infini, la moustache et l’oeil plus noirs que raison, jupe ondoyante, le voilà donc, cet « agitateur folklorique » dont on nous avait tant parlé.

Rodrigo Cuevas est bien loin pourtant de ce « Freddie Mercury de l’électro paysanne espagnole »* (ciel !) que la presse égrène à foison. Tout comme sur scène, il est dans la vie un mélange détonnant de suavité, d’humour, d’enthousiasme et de mélancolie, le tout dissimulé derrière le costume de scène d’un étonnant conteur à la voix enchantée. Mais comment en est-il venu à devenir cet être aussi étrange que talentueux, fin musicologue et porte étendard de la cause homosexuelle – mais pas que, après tout, nous sommes tous le « feo », le « Desdichado » de quelqu’un, n’est-ce pas ? -, et futur comédien d’Almodovar ou je mange mon chapeau !

Rodrigo Cuevas © Bertrand Noël / Horsdoeuvre.fr
Rodrigo Cuevas © Bertrand Noël / Horsdoeuvre.fr

Quand j’étais petit, confie Rodrigo Cuevas, j’aimais beaucoup la musique traditionnelle et la première chose que j’ai fait avec l’argent de ma communion, c’est de m’acheter une gaïta** ! Mais plus tard, j’ai étudié la musique classique, et j’ai comme oublié que j’aimais la musique traditionnelle. Je ne sais pas comment c’est arrivé, mais je l’ai bel et bien oublié. Il m’est arrivé la même chose avec le village ou je vis désormais. C’était le village de ma grand-mère et quand j’ai eu 14 ou 15 ans, je l’ai oublié : je suis parti vivre à Barcelone car je pensais alors que je voulais vivre en ville.

Images perdues des Asturies, chemins verts et forêts bruissantes, sources des origines qui pleurent de l’eau claire ; palafites, ces drôles de maisons qui semblent marcher avec leurs grandes jambes de bois, comme, de l’autre côté du rêve – et du mur invisible -, déambule la cabane sur des pattes de poules. Souvent l’on oublie ce que l’on ne cesse de vouloir retrouver…

Un jour, on m’a invité à un congrès de musique à Majorque et un soir, alors que je me trouvais dans une taverne, confirme t-il, un groupe jouait de la musique traditionnelle, improvisant sur le rythme de la zabomba. La zabomba c’est comme un tambour mais avec un manche et ça fait « boum boum boum, boum boum boum » : ça m’a littéralement fasciné. A partir de ce moment j’ai réalisé que c’était bien de la musique traditionnelle que je voulais faire. Je me suis donc mis a enquêter et pour cela je suis parti en Galice. C’est alors que je me suis souvenu du village de mon enfance, et que j’ai su que je voulais vraiment y vivre. En fait, je me suis souvenu de tout ce que je voulais faire et être réellement, et ce n’était pas ce que l’on m’avait mis dans la tête, ou ce que je m’y étais mis moi-même, qui sait…

Rodrigo Cuevas © Bertrand Noël / Horsdoeuvre.fr
Rodrigo Cuevas © Bertrand Noël / Horsdoeuvre.fr

« Alalá » arythmique dont l’origine mystérieuse remonte à la nuit des temps, ponctué de pauses à capella ; mots qui sonnent comme les vestiges d’une langue primitive, accompagné de toute une  formation avec gaita et requinta (une petite flûte en bois) ou simplement psalmodiée par des pandereiteiras, des chanteuses s’accompagnant seulement de tambourins, le folklore galicien semble incroyablement familier à tous ceux qui connaissent la musique traditionnelle bretonne et plus largement, celte. Se répétant à l’infini, se déroulant par boucles, il amène, exactement comme sa cousine des bagads, à une forme de transe hypnotique où l’on croit entendre les clochettes de troupeaux bondissants ou le vent qui gémit de la grève à la cime des arbres.

Et qu’en pense t-il, lui, Rodrigo Cuevas : Quand je vivais en Galice, j’avais des voisines qui chantaient et qui étaient de très bonnes pandereiteiras ; je passais beaucoup de temps à jouer et chanter avec elles. C’est une sensation curieuse de s’apercevoir que l’on est en train d’apprendre tout un pan de la musique traditionnelle de son propre pays et de se rendre compte qu’on ne le connait pas, alors que je connaissais la musique traditionnelle de beaucoup d’autres régions ! C’est comme ça que j’en suis venu à étudier la musique des Asturies.

Soi de Verdiciu, nací a la vera/del Cabu Peñes, xunto la mar

De ce travail de musicologue multi-instrumentiste, et de son penchant pour une modernité teintée d’excentricité et de folie douce assumée, Rodrigo Cuevas a fait sa marque de fabrique. Avec un incroyable sens de l’esthétique, il n’hésite pas à mêler la beauté austère des tenues traditionnelles, toutes de noir lumineux, avec la recherche haute en couleur des meilleurs designers espagnols – on pense à Palomo Spain pour ne pas le citer, sur HdO on ne fait pas de publicité !*** – et a contribué, que l’on nous pardonne le lieu commun, à dépoussiérer un genre musical qui, loin d’être désuet, continue, plus vivant que jamais, à unir tout un peuple. De la même façon que j’aime utiliser la chanson, les percussions ou les histoires d’autrefois, affirme t-il, j’aime aussi utiliser les vêtements traditionnels, les masques que l’on porte lors du carnaval. Ce que l’on nomme « l’ancien monde » a quelque chose de très poétique, et fait énormément appel à l’imagination.

Moderniser, fusionner, mélanger les genres pour mieux les dépasser, Rodrigo Cuevas le fait aussi bien sur scène que sur disque, comme en témoigne son album « Manual de Cortejo », fruit de son travail avec le musicien et producteur espagnol Raül Refree, internationalement  connu désormais pour son travail avec des chanteuses comme Sílvia Pérez Cruz ou la fadista Lina. Point de hasard pourtant : je connaissais déjà bien le travail de Raúl et je l’appréciais beaucoup. Je l’ai invité un jour à l’un de mes concerts à Barcelone et je lui ai proposé de travillé avec moi : il m’a dit oui, confie Rodrigo. Pour ce disque je voulais avant tout qu’il s’occupe des percussions et de la voix, deux éléments fondamentaux dans la musique traditionnelle des Asturies et du nord-est de l’Espagne en général. Cette collaboration a apporté de l’émotion aux chansons, une profondeur au niveau du son et du sentiment sans rien ajouter de superflu. Rien de plus facile quoi ! Du moins en apparence…

Car ce « Manuel d’amour courtois » – la traduction et l’équivalent en français sont difficiles -, très fouillé, explore plusieurs pistes, plusieurs genres musicaux. Mêlant avec style la voix polymorphe de Cuevas à des mélodies purement « folkloriques » ou des sonorités électro, l’album se livre peu à peu et prend tout son sens lors de ses performances scéniques. Mon « Manual de Cortejo » n’est pas un manuel consaré à l’amour romantique à proprement parler, souligne Rodrigo Cuevas, pour moi, la courtoisie et la séduction vont au-delà de l’amour, elles transcendent les genres, et s’appliquent même à l’amitié. Dans les danses traditionnelles, les mouvements chorégraphiés ne servent pas uniquement à danser avec un partenaire, ils permettent également de  montrer que tu es un peu plus… comment dire ? Chanter, danser, révèlent ta personnalité la plus intime, ce que tu as au plus profond de toi ; il s’agit donc bien de la séduction au sens large, une séduction que les gens d’autrefois exprimaient avec une grande élégance.

Rodrigo Cuevas © Bertrand Noël / Horsdoeuvre.fr
Rodrigo Cuevas © Bertrand Noël / Horsdoeuvre.fr

Voix anciennes, souvenirs de visages effacés par le temps, les interludes parlés de Rodrigo Cuevas, comme souvent les textes qu’il signe en tant qu’auteur-compositeur, racontent des histoires où se mèlent la joie et la pitié, la nature et la cruauté du sort, l’amour sorcier et les destins brisés. Voici d’ailleurs venir La Tarabica, mémoire vivante de Gijón (Xixón en asturien), légende de la tradition orale des Asturies, et que dit-elle ? Prêtons l’oreille : La Tarabica, précise Rodrigo, est née en 1926, à Gijón. Sa voix est d’ailleurs gardée dans des archives sonores régionales, avec celle d’autres personnes âgées. La Tarabica raconte certes l’histoire de Gijón mais pas seulement : elle nous conte tout un pan de l’histoie européenne, du franquisme, après tout, n’a t-elle pas été obligée de quitter l’Espagne pour la France pendant un temps ?  A travers sa propre histoire, elle raconte l’histoire de tous, y compris celle de ces gens dits ordinaires qui sont tout un monde. C’est magnifique

Qué hermoso sería morirse / Morirse siendo querido

« Grandes », « petites », ces adjectifs ne s’appliquent pas plus aux musiques qu’aux personnes, y compris à celles qui, remplies d’humilité, changent le destin de tous ceux qui les croisent. Deux yeux très clairs, un sourire large comme la bonté, voici Rambal, « maricón de nacimiento » (pédé de naissance) et transformiste, figure mythique de Gijón, sauvagement assassiné un soir de 1976 dans des conditions mystérieuses. Le voilà tendrement ressucité par Rodriguo Cuevas qui bien souvent, comme avec les images d’archives qu’il projette sur les murs de ses concerts, tombe le masque de l’humour – qu’il a dévastateur – pour parler des choses qui lui tiennent vraiment à coeur. Un coeur serré où la vérité de l’art, traditionnel ou non, soulage car : « le monde des rêves et de la fantaisie y sont très présents, beaucoup plus en tout cas que dans notre réalité actuelle qui n’est que mensonge, alors même que le monde des rêves est un monde factice. Una mentira de una mentira… »

Heureusement, la vie de Rodrigo Cuevas n’est pas qu’un songe.

A déguster avec un album de Rodrigo Cuevas ou avant (après ?) un de ses concerts : un verre de cidre des Asturies, trouble et acidulé, à servir de très haut au-dessus de son verre (à fond plat) pour l’aérer, histoire d’accompagner quelques fruits de mer et, mieux encore, de délicieux fromages de la région comme le Cabrales, un fromage bleu de, euh, vache, chèvre ou brebis (cocher la case) ou le Casin, attention avec ce dernier, ça dépote !

Rodrigo Cuevas sera en concert aux Interceltiques de Lorient le 07/08/2022 à 21h30 au Kleub, et le 14 octobre 2022 au Roudour à Saint-Martin des Champs (Morlaix)

https://rodrigocuevas.sexy/

Photographies : Bertrand Noël pour HdO

* Dixit El Pais puis Telerama (1/03/22)
** Sorte de cornemuse
*** Mais on veut bien des vêtements gratuits quand même…