Jeudi 5 décembre : Roulette russe

Sélectionner les groupes à aller voir aux Transmusicales relève de la gageure, même à plusieurs, et y intercaler des concerts, des interviews – et quelques pauses rafraîchissantes – , à du sport de haut niveau. Rejointe par Theophraste, notre webmaster punk-traqueur, qui évite in-extremis bain dans la Vilaine, lacrymos, et fumigènes sur les grands boulevards rouges de colère, il faut se rendre à l’évidence : il va falloir se séparer, et écrémer…. Dommage pour les Bars en Trans, leur programmation éclectique et la douce chaleur des bistrots rennais : à nous l’Ubu, les Halls et Le Liberté !

Continuadores Ailton José Matavela TRKZ  © Caroline Bodin
Continuadores © Caroline Bodin

La liberté, parlons-en… Première vraie rencontre de ces Transmusicales, les deux musiciens de Continuadores, me parlent de leur projet, et c’est chronométré. Dans la fourmilière de l’espace presse, les artistes passent de mains en mains, de micros en micros, parlent, se répètent, cherchent leurs mots et tentent de se raconter. En quelques minutes, Ailton José Matavela et Tiago Correia-Paulo me font rêver du Mozambique et réfléchir à la psychologie de la mise en espace et de la musique. Rêverie bien pâle au regard de leur performance scénique finalement. Une chance car nous avions repéré Continuadores sur trois fois rien : deux vidéos filmées dans les conditions du live, une thématique, un pays, une histoire d’indépendance et de politique. Le pari était risqué.

Continuadores Tiago Correia-Paulo © Caroline Bodin
Continuadores © Caroline Bodin

Mais à peine une heure plus tard, rejoints à l’Ubu par un troisième musicien, dans la quasi-pénombre où sont projetées de merveilleuses animations audiovisuelles, le « moment » offert par Continuadores est pareil à un enchantement. La voix de Matavela, également connu sous le nom de TRKZ, a des inflexions qui évoquent Caetano Veloso et ses frères du mouvement Tropicalia, portée par des sonorités aux influences trip-hop avouées. Forêt bruissante, mains tendues, lames de rasoir inondées de larmes, nuit noire où percent des étoiles, myriades colorées : images et sonorités, ici tout n’est que délicatesse et poésie. Et quand les musiciens quittent la scène et que raisonne la voix de Samora Machel, premier président d’un Mozambique enfin délivré du joug du colonialisme, et que ses paroles seules demeurent, plus personne n’ose murmurer. « Construire l’avenir… assurer le bien-être, la paix… », jamais texte, et concert, n’auront été plus à propos. Alors enfin, on applaudit.

Et puis, et puis ? Il est pratiquement temps de choper une navette et de filer vers le Parc Expo. Dommage pour Kador, qu’on aurait bien aimé voir, et pour Tangled Tap, dont le concert a déjà commencé. On dit comment autobus en russe déjà ? Автобус à priori… ce qui ne me sera pas très utile pour interviewer, vers 22h, Shortparis, LE groupe qu’on suit depuis presque un an, LE groupe auquel j’ai sûrement le plus accroché depuis… je ne sais plus en fait. Interviewer un groupe russe ? Sans parler la langue ? C’est complètement inconscient non ? Clairement, mais on n’est plus assez près…

Tau Transmusicales Rennes © Nicolas Joubard
Tau © Nicolas Joubard

Voici donc les Halls, 9 en tout : ça flanque le tournis. Je refuse de m’éloigner du Hall 3 ; des projections lumineuses s’abattent en pluie sur le sol, sur la taule, tournoient et se perdent dans la brume, décidément de plus en plus dense, comme un présage glacé. Heureusement, après le mix du français Vincent Black, voici Tau, et là, c’est nettement plus rigolo ! Relents d’encens, fifres et tablas, le groupe de Shaun Mulrooney nous nettoie les chakras. Ici, il est question de « seeds » (à coup sûr « of love » ), de grand cerf errant dans les bois, de paix intérieure et de guérison de la psyché humaine. Prise d’un étrange pressentiment, je comprends que je vais en avoir besoin de paix intérieure, le moment de se faire tirer les runes peut-être ? En tout cas, les réminiscences psychédéliques des chamans berlinois ont l’air de séduire le public, un peu clairsemé, et je commence à planer vaguement, prise dans une sorte de trip qui nous ramène 40, 50 ans en arrière, quand nous n’étions pas encore.

Art Melody Transmusicales Rennes © Nicolas Joubard
Art Melody © Nicolas Joubard

Et quand enfin je croise à nouveau Theophraste, tout joyeux de la prestation d’Art Melody, hip-hop puissant mais probablement programmé trop tôt, et de Ben Shemie* (« 1 morceau, le type, il a fait un concert de 1 morceau ! Pure foutaise, bonne voix, concept, trop trop fort ! ») et que l’on peut enfin souffler un peu, c’est devant Cochemea, messie d’un acid jazz lorgnant lui-aussi vers la spiritualité de ses ancêtres amérindiens. Décidément, on aura eu de l’animal totem ce soir ! Les saxs, les percussions, les impros, tout prend l’allure d’une cérémonie invoquant les esprits, américains ceux-là, et plus proche d’Antibalas, de Fela Kuti ou de Frank Zappa, en un peu moins barré. Des ados dansent dans un coin, visiblement en transe et pas effrayés pour un sou par ces nappes de sons cuivrés. Allez, il est temps de rentrer !

Quand on pense qu’on n’en n’est qu’à la première journée…

* Le Off de Theophraste

« Au hasard des halls, et d’un arrêt pipi, je reste en arrêt au hall 4, devant une présence, comment dire… une présence étrange, accroupie, de dos, debout, de face… Seul sur son îlot perdu, notre ami Ben Shemie déambule, tranquille, comme dans un appartement témoin. « This is not my beautiful house, this is not my beautiful wife » aurait gueulé les Talking Heads. Autres temps, autre lieu, ici, ce serait plutôt « Le Truman Show » version rennaise. Cool, comme à la maison, Ben expérimente, joue et se la joue, un rien crooner. Il laisse aller le son au hasard des larsens, les attrape au vol et pousse la chansonnette. 50′ non-stop et puis s’en va ! Moi aussi je m’en vais d’ailleurs, « same at it ever was » tout heureux de la découverte, m’en laper une mousse… »