Sometimes It Snows In April

« Are you prejudiced ? » La scène se déroule dans le salon d’une famille américaine, canapés beiges, couvertures en crochet posées dessus, une maison de banlieue près de Baltimore – presque un cliché – où les ventilateurs tournent à plein régime en ce mois de juillet irrespirable de 1986. « Prejudiced » ? mais bon dieu, qu’est-ce que ça veut dire ? En gros, ça veut dire « raciste » m’explique ma correspondante américaine, une fille de mon âge, mais pas de la même couleur… Panique, pourquoi cette question, c’est absurde. Silence. On se regarde en chien de faïence, sur l’écran les images défilent.

« The girl on the seesaw is laughing, 4 love is the color »

« Prince! », le nom m’échappe avec un enthousiasme un peu enfantin ; « do you like this guy? », « Oh, yes! ». Denise me regarde, me sourit, je ne suis peut-être pas si blanche que ça finalement, à moins que nous ne soyons toutes les deux de la même couleur, celle de Prince Roger Nelson : pourpre. C’est décidé, elle va m’apprendre à danser, à bouger dirty, et nous voilà à nous déhancher comme des malades en chantant à tue-tête : « I knew a girl named Nikki / I guess you could say she was a sex fiend ». Au fait, « fiend », ça veut dire quoi ? Éclats de rire…

« Some say a man ain’t happy, truly, Until a man truly dies »

Prince… Les vinyles d’époque jonchent le sol, dans le désordre. Je les regarde, les palpe avec incrédulité, mais qu’est-ce qui s’est passé ? Voilà Parade et le souvenir presque honteux d’avoir été voir Under The Cherry Moon, improbable navet où brillait la beauté irréelle d’une toute jeune Kristin Scott-Thomas. Une pochette naïve et colorée, c’est Around the World in a Day, le joyau psychédélique qui donna son nom au palais sonore et mégalomane du kid de Minneapolis, désormais mausolée d’une funèbre postérité. Paisley Park, si je ne devais garder qu’un titre, ce serait peut-être celui-là.

« America, America, Keep the children free »

A moins que ce ne soit Sign O The Times ou Lovesexy ? Non, mais quels concerts ! Bercy était plein à craquer et le dress code était « peach ». Sur scène, il y avait de tout, des fleurs, une batterie sur laquelle Sheila E cognait à tout rompre, une voiture… c’était inouï, outrancier, vulgaire, ultra professionnel ; les gosses en avaient pour leur argent pendant que les parents se sifflaient un énième demi au bar du coin. C’est qu’elle est loin cette foutue banlieue, plus de trains (merci papa, si je dois te remercier pour une seule chose, ce sera celle-là). Prince se déhanche, hurle d’une voix stridente, fait subir les derniers outrages à sa guitare torve – Jimi Hendrix n’était-il pas son dieu ? -, ambiance moite, survoltée, un peu crade.

http://www.youtube.com/watch?v=qS27q4-yFAU

« Come on, kiss the gun, guaranteed for fun »

Car Prince, ascète improbable de son propre culte, transpirait le sexe et la sueur, du moins c’est ce qu’il aimait à faire croire. Appolonia (6) était la grande prêtresse et toutes les filles des Sex Shooter, Wendy et Lisa compris, un gynécée curieusement féministe. Bon sang, qu’est-ce que je vois, juste à côté de Purple Rain : Controversy ! Ça c’était du lourd. Prince ne s’auto-censurait pas encore à l’époque et sa drôle de prière sentait l’exorcisme avec son riff de guitare lancinant et robotique. Allez, à poil tout le monde, on est tous des « Enfants du rock », ou du funk, qu’importe…

« Baby, you’re the purple star in the night supreme »

On pourrait continuer comme ça longtemps, le bougre a pondu pas moins d’une trentaine d’albums, mais je vais m’arrêter là. Hyper actif, hyper productif, His Royal Badness ne faisait pas toujours le tri dans sa production. Oh, bien sûr, il y a le Black Albumqu’il avait depuis renié avec pudibonderie – et surtout Musicology où le Love Symbol retrouvait son sens du funk avec une jubilation très Old School mais pour moi, le cœur n’y était plus. Pourtant, là, en regardant toutes ces galettes, la nostalgie me prend à la gorge, celle d’une époque où on fraternisait en dansant le Cabbage Patch tout en rêvant de rouler en Little Red Corvette vers une hypothétique année 1999. Denise, il neige en avril et cette neige-là, elle a une drôle de couleur…

http://www.youtube.com/watch?v=I185Lyfsr8A