Cash Savage & The Last Drinks : interview à fleur de peau

Si le nom de Cash Savage and The Last Drinks ne vous dit rien, c’est probablement que vous n’avez jamais assisté au Binic Folks Blues Festival, ce qui, soit-dit en passant, est regrettable et nécessite une séance de rattrapage. En ce qui nous concerne, Cash et ses acolytes furent l’une des grandes claques de l’édition 2017. La nouvelle de leur retour dans l’hexagone s’imposait donc une comme une évidence, il nous fallait une interview !

De Cash elle-même, je ne savais au final que peu de choses. OK, son patronyme n’est ni un nom de plume ni une coïncidence – oui, Conway Savage est bien son oncle et oui, il a collaboré aux Bad Seeds de qui vous savez -, et bon d’accord, elle est à priori « un pilier de la musique et des communautés LGBTQI+ de Melbourne » mais pour tous ceux qui l’on vu sur scène, elle est tout ça et plus encore. Que l’on apprécie ou non son style musical, un rock puissant mais somme toute plutôt classique, impossible de rester indifférent à cette énergie à vif, à ce lyrisme balancé en pleine tronche et à cette voix rauque et puissante où affleurent à tout instant une sensibilité et une tendresse viscérales.

Face à moi, en ce jour gris de juillet où les soundchecks évoquent gracieusement le son d’un marteau piqueur amplifié, Cash Savage ne me semble en rien différente de ce qu’elle est sur scène : une force brute, authentique et directe. Elle ne cache pas d’ailleurs sa profonde émotion à être de retour au festival, « Binic sera toujours spécial pour moi. La dernière fois nous y avons joué, en 2017, c’était la dernière date de notre tournée européenne et je venais d’apprendre que ma partenaire était enceinte, j’ai alors compris que de retour en Australie, j’allais être mère et que ma vie serait différente à tout jamais. Cette année, de retour à Binic, quand j’ai posé le pied sur la scène, tout m’est revenu. Toutes ces inconnues, l’impression dun grand bouleversement à venir ; tout ce que j’avais alors ressenti a défilé devant mes yeux comme si le temps était aboli. »

Cash Savage and The Last Drinks © Guillaume d’Arsène – PhotolIve
Cash Savage and The Last Drinks © Guillaume d’Arsène – PhotolIve

So This Is Love ?

Un enfant, trois albums – Good Citizens, Live At Hammer Hall et So This Is Love – et une pandémie mondiale plus tard, tout n’a pas été rose pour Cash et ses Last Drinks. Une situation qui, comme elle me le confirme, a largement contribué à la gestation de leur dernier album.

«Les deux années de Covid ont été très difficiles. Nous avons vécu le confinement le plus long de l’Histoire, une année en tout, plus ou moins fractionné et très extrême : pas de visiteurs, pas de déplacements. Quand tout a commencé, nous étions censés nous rendre en Europe en mai et soudain, tout s’est arrêté. En tant que musicienne, mon univers se résume à jouer, à faire partie d’une communauté, à échanger, et tout à coup, tout cela a disparu. Il m’est devenu tout simplement impossible de me projeter dans l’avenir… C’est à ce moment que mon état mental a commencé à vaciller, ce que je n’avais jamais expérimenté auparavant. Il m’a fallu beaucoup apprendre sur moi-même et c’est ce que j’ai voulu restituer au moment d’écrire les chansons de notre nouvel album. Mais pour cela, j’ai du aller contre mes propres réticences : est-ce que je veux que les gens sachent ça de moi ? Est-ce que je dois le garder pour moi ? »

La réponse, bien entendu, fut « non ». « Ces six années, avec tout ce qu’elles m’ont apporté de joyeux et de triste, ont largement inspiré les chansons de l’album et j’ai voulu pour cela me montrer la plus vulnérable possible », souligne t-elle encore, « oui, c’est ça, c’était une sorte de défi que je me suis lancé à moi-même et qui m’a permis d’aller puiser dans mes vulnérabilités intérieures et de ne plus en avoir peur. Ce que j’ai appris de l’amour, et de cet album, c’est qu’il n’est pas défini par le temps. Le grand amour, ou un amour qui compte vraiment, n’a rien à voir avec le temps que dure cet amour. Les amours les plus importants dans une vie peuvent aussi bien durer une nuit que dix ou quinze ans… »

Push !

L’adversité, la sensation d’enfermement, la fin d’un amour mais aussi la combativité et la volonté de vivre, tous ces sentiments sont présents dans l’album « So This Is Love », une forme de romantisme moderne en quelque sorte. Le mot allait-il la faire tiquer ?

« Quand nous avons sorti l’album, j’étais terrifiée, malgré l’approbation du label. En général, juste avant la sortie d’un album, je l’écoute seule une dernière fois mais cette fois-ci, c’était différent. Ces sentiments, avec l’impression que j’allais les partager avec le monde entier, ou presque, n’étaient pas évidents à revivre. Paradoxalement, l’album a été reçu de manière encore plus positive que les précédents. C’est marrant que tu évoques la notion de Romantisme* car effectivement, si j’ai écrit « One Of Us » pour ma famille et « Good Citizens » pour ma fille, ce dernier album, je l’ai écrit avant tout pour moi. Si les gens s’y reconnaissent, c’est bien sûr parce qu’il exprime des sentiments universels mais ce dont il parle, c’est de ce que je suis et ce que je ressens au plus profond. Nous avons joué à Melbourne devant 800 personnes et une bonne partie du public était en larmes. Je n’avais jamais vu autant de gens pleurer, c’était à la fois touchant et choquant mais de la plus belle manière qui soit. »

Ce sentiment d’urgence, de colère et de mise à nu, c’est ce qui habite un titre comme « Push », un titre qui prend toute sa dimension sur scène. « En fait, c’est l’une des dernières chansons que j’ai écrite pour cet album », me confie Cash. « Elle parle d’un moment, lors d’un des tout derniers confinements, ils venaient de nous laisser sortir trois jours avant de nous enfermer à nouveau. J’étais chez moi, dans mon appartement, et mon état mental n’était…  pas très bon. Des amis ont tenté de me contacter mais c’en était trop pour moi, je ne pouvait que les repousser. Cette chanson parle de ça, de cette sensation d’enfermement, en soi, chez soi, et du fait de rejeter ceux que l’on aime. La vidéo de Push a d’ailleurs été tournée chez moi, dans ce même appartement car je voulais que les spectateurs ressentent ce sentiment d’être à l’étroit couplé à une énergie très intense. »

Keep Working At Your Job

Ne croyez pas pas pour autant que Cash Savage and The Last Drinks soit l’œuvre d’une seule femme. Comme elle aime à le souligner, il s’agit bel et bien d’un groupe, et d’un travail collectif.

« The Last Drinks a toujours été le fruit d’une collaboration, certains membres sont là depuis 7 ou 8 ans, quasiment depuis les débuts. J’écris les chansons, c’est vrai, en général paroles et musique, même si parfois je n’en n’amène que le squelette ou juste une partie. Le morceau évolue grâce aux membres du groupe, je le retravaille et leur rapporte ensuite, c’est très collaboratif. Je collabore étroitement avec Nick (Finch) qui est à la basse, et Nao Anzaï, qui co-produit nos albums depuis Hypnotizer. Une fois les morceaux retravaillés avec les musiciens, nous nous attelons tous les trois à la production en tant que telle. Nao est d’ailleurs devenu un membre du groupe à part entière, il effectue le mixage de nos albums et nous accompagne partout. Au fond, il y a quelque chose de familial dans The Last Drinks, nous formons un tout, un peu comme dans une famille élargie. Et puis, ils sont très polyvalents, ils peuvent être amenés à changer d’instruments et de partitions, intervertissant ainsi les rôles. »

Et les femmes dans tout cela ? Dans le groupe, qui compte sept musiciens, elles sont deux, Cash bien sûr et Kat Mear, au chant et au feedle, cette dernière collaborant également avec des groupes comme Jerry Hayle’s Uncle Bill, Grace Cummings band, et plus récemment Craig Woodward avec lequel elle se produit en duo.

« J’ai toujours aimé les interprètes féminines qui « se déplacent » autour du rythme, provoquant ainsi une transformation de la musique sous-jacente, et Patti Smith fait partie de celles-là », approuve Cash Savage. « J’ai toujours été très fan de Patti Smith et de Wanda Jackson. J’admire également Wanda pour ce qu’elle était en dehors de la scène car ça ne devait pas être facile pour elle à l’époque d’être l’une des rares femmes du rock, souvent oubliée au profit de ses collègues masculins. Tout comme Chrissie Hynde, qui est également très importante à mes yeux, je pense que la force profonde de toutes ces musiciennes ou interprètes qui ont réussi à rentrer dans la lumière, réside dans une sorte de dureté, de capacité à évacuer toute la merde qui aurait pu leur barrer la route. Je trouve ça très inspirant.  Et puis, on ne va pas se mentir, en Australie ou ailleurs, nous vivons toujours en Patriarchie, et pas seulement dans le domaine de la musique… c’est le monde qui est ainsi.»

Cash Savage and The Last Drinks © Cyrille Bellec
Cash Savage and The Last Drinks © Cyrille Bellec

$600 Short on the Rent

Le niveau des réglages sonores de la scène de la Banche ayant atteint la puissance d’un avion à réaction, Cash Savage et moi avons finalement trouvé refuge derrière la baie vitrée d’un restaurant et nous nous sommes attablées devant un verre de rosé. Je découvrais alors une chanteuse engagée, parfois inquiète, mais toujours concernée.

Les inégalités économiques, ces fameux 600 dollars – ou euros — qui vous manquent à la fin du mois pour payer le loyer, le besoin d’engagement politique et de résistance face au désastre écologique qui menace, tous ces thèmes évoqués dans des chansons comme « Collapse » ou « Young and Free » semblaient parfaitement à leur place à Binic, l’un des rares festivals à ne pas s’en mettre plein les fouilles ou à caresser l’industrie du disque dans le sens du poil. Mais qu’en pensait-elle, elle, Cash ?

« Lorsque l’on pense à l’écosystème en péril dans lequel nous vivons, impossible de ne pas se sentir concerné. En Australie, c’est plus qu’évident. Nous sommes en proie à d’intenses feux de brousse comme nous n’en n’avons jamais connus avant. Le phénomène climatique de La Nina nous apporte des inondations et El Nino, une intense sécheresse. Cette année, une fois de plus, s’annonce dévastatrice. Il est impossible à mon sens d’ignorer que la nature est à bout. Certains pourront toujours nier en évoquant l’enregistrement récent des températures, ou autre, mais qui peut contester que dans certaines parties du pays, les forêts tropicales brûlent alors que c’est censé être impossible ? J’ai un enfant alors oui, je me sens concernée. Qu’est-ce qui va se passer dans 40 ou 50 ans alors qu’elle sera encore de ce monde ? C’est terrifiant. »

Déjà prête à retourner sur scène – le groupe est d’ailleurs de retour en France à l’heure où cette interview est mise en ligne -, ma rencontre avec Cash Savage se termine malgré tout sur un éclat de rire et une sacrée bonne idée. « Je crois surtout qu’il serait temps de taxer les gens, enfin certaines personnes… » conclura t-elle, « Tax the Rich ! »

Je n’aurais pas pu mieux dire…

Cash Savage and The Last Drinks seront en concert au Petit Bain à Paris le 20 octobre 2023, au festival Carnavalrock le 21 octobre à Saint-Brieuc, à La Nef à Angoulême le 22 octobre et un peu partout en France et en Europe jusqu’à la mi-novembre.

Un grand merci aux photographes Cyrille Bellec et  Guillaume d’Arsène :

Cyrille Bellec
https://www.facebook.com/cyrille.bellec/
https://www.instagram.com/cyrillebellec/

Guillaume d’Arsène
https://www.facebook.com/profile.php?id=100088293646107

*Pas le romantisme neu-neu hein ! Non, celui qui, né à la toute fin du 18ème en Europe osa pour la première fois l’expression du moi intérieur, la soif d’idéal et l’expérience des limites.