Spécial K #3 : Swann Arlaud et la justice sociale

Je repense à cette phrase de Robert Badinter entendue dans une interview accordée à Augustin Trapenard : « L’homme est un animal qui tue. »
Je repense aussi au génial et triste lapsus d’un ami d’amie, lors d’un concours d’éloquence : « L’homme est un homme pour l’homme. »

L’injustice et la violence me traquent. Grosse éclate, me direz-vous…

Dans ce Spécial K #3, je n’ai toujours pas écrasé mon pesant spleen sous des neiges artificielles, je n’ai pas convoqué l’IA pour nous fabriquer un paradis perdu… j’ai juste regardé des films, mais parfois, c’est pareil.

Cure de kératine ?

Au sujet de Swann Arlaud, il y a manifestement une passion capillaire en cours… Il est vrai qu’en son rôle d’avocat dans Anatomie d’une chute, il use de la mèche avec brio. Nota Bene : la robe noire – accessoire dont j’ai parfois moi-même l’usage et que je croyais peu seyant – est un bel atour.

L’Établi : ce monde « gris »

De L’Établi, le livre de Robert Linhart, je connaissais l’histoire : celle de l’expérience d’un intellectuel embauché à l’usine Citroën, après Mai-68. J’en avais feuilleté quelques pages. Je l’avais classé dans la catégorie des récits historiques que je lirais plus tard, telle une intéressante monographie vaguement désuète de ce moment utopique.

Je n’en avais pas perçu la tragédie collective – et encore moins individuelle.

Robert Linhart est agrégé, professeur à l’université. Il s’en va « jouer » l’ouvrier à l’usine Citroën. Habité par le désir de faire advenir la révolution et la justice sociale.

Conscient d’être un « autre » parmi ses camarades, un « établi » en ce monde de « classes sociales ».
Conscient d’avoir ce que les autres n’ont pas : des livres, des rêves, une famille, une chambre à soi.
Conscient de la violence protéiforme – économique, sociale, physique – subie par « ceux » de l’usine.

Bal de « dodoches »

L’aliénation mécanique du travail à la chaîne, le « héros » ne la percevait pas ainsi, mais elle est bien réelle. C’est un ronronnement plus qu’une déflagration, une succession lente et interminable de carcasses grises de 2-CV dans un atelier gris, une suspension cotonneuse qui alourdit. Mal partout, somnifères pour tenir…

Le désir profond de faire advenir un monde meilleur est-il vain ? Cet homme, porté par une tension viscérale face à l’injuste, peut-il survivre à un constat d’échec ? Peut-il supporter l’idée d’avoir, lui-même, une place fort respectable, dans cette société-là ?

Le champ de ses propres possibles est une violence en soi. C’est le constat, aussi, d’une impuissance face à l’indécente perpétuité – j’emploie ce mot à dessein – de l’injustice.

Dans le film, Swann Arlaud incarne cette droiture et cette douleur de façon poignante.

Un soleil si dur

Avec Tant que le soleil frappe, le comédien est Maxime, un paysagiste qui voudrait faire advenir le Beau en lieu et place du vide. Aménager une place laissée à l’abandon, dans un quartier populaire, en un jardin merveilleux.

Si ce n’est pas possible, on lui propose de passer à autre chose, de grandir, de faire un joli jardin suspendu dans un hôtel de luxe, là où le beau est « tangible » – pour reprendre les mots de l’architecte « réaliste » qui fait travailler Maxime.

Il pourrait le faire ; il ferait son métier et il le ferait bien. Il serait payé correctement ; il cesserait de vivoter et ce serait juste. Il rejoindrait alors son propre champ des possibles ; il perdrait quelque chose en route : une lueur, une idée de lui-même, le sens du bien commun ?

Encore cette violence, comme un noyau bloqué dans la gorge

Non pas seulement la violence de la capitulation, mais celle qui exige de choisir la meilleure option, celle qui vaut en ce monde, sous peine d’être considéré comme un enfant gâté.

Dans L’Établi, le comportement de Robert Linhart pourrait presque apparaître sacrificiel et honteux, aux yeux de certains de ses collègues de l’usine, ceux qui rêvent d’entrouvrir une brèche sur son monde inaccessible.

Il y aurait beaucoup à dire des raisons pour lesquelles l’impuissance à faire advenir la justice me touchent autant. Je les expérimente presque quotidiennement dans mon « vrai » métier d’avocate – choisi très tard, pour le meilleur et pour le pire.

Dans les deux films – et pour le meilleur – demeure, peut-être, l’espoir qui transperce le gris.
Il y a, en tout cas, cette joie profonde à ne pas se résigner.

Ce jeu-là m’a prise aux trip(e)s. Finalement, on en revient bien aux substances psychédéliques…

Anatomie d’une chute, réalisation Justine Triet, sortie août 2023
L’Établi, réalisation Mathias Gokalp, sortie avril 2023
Tant que le soleil frappe, réalisation Philippe Petit, sortie février 2023