Claire Nouvian : l’interview – Festival Atmosphères 2024

Marraine du festival Atmosphères 2024, Claire Nouvian est la présidente de l’association Bloom, fondée en 2005, « dévouée aux océans, à ceux qui en vivent » et au bien commun.

Lors de la soirée d’inauguration du festival, nous avons eu le plaisir de la rencontrer. À l’écouter, on se dit qu’il existe bien – et fort heureusement – une pensée politique construite, porteuse d’espoir et de beau, malgré le constat lucide de l’effondrement et du chaos sous nos pieds…

HDO : Vous avez fondé Bloom en 2005, alors que vous étiez journaliste et réalisiez un documentaire sur la faune sous-marine. Quel a été le « détonateur » de cet engagement ?

CN : Comme pas mal de journalistes qui passent du côté militant, à force de documenter les ravages du monde, on a envie de prendre le manche pour agir, parce qu’on a le sentiment qu’informer ne suffit pas et qu’il faut passer au niveau d’après. C’est plutôt une bonne idée, parce que les militants avec une formation journalistique ont aussi une capacité de narration et sont, je pense, les militants les plus efficaces. Ils ont la capacité d’amener un public très large à la cause qu’ils prennent en charge. Ce que les militants qui viennent du militantisme, qui n’ont pas les outils de narration, ont moins. Ils ont d’autres palettes d’action, mais on est des êtres de récits et il faut quand même être capable de mettre des récits sur les causes qu’on défend.

HDO : Quand on pense à la transition écologique, à la régénération des ressources, à la protection des écosystèmes, peut-on l’envisager indépendamment du renouveau de notre modèle sociétal ?

CN : Non, c’est impossible. La question, c’est celle du capitalisme. Est-ce qu’on peut sauver le monde sans abattre le capitalisme ? Non.

Le capitalisme, qui financiarise toutes les structures économiques et donc sociales, qui détermine la dépendance des travailleurs à leurs outils de production et domine désormais de façon très claire les systèmes politiques, va-t-il se saborder ? La réponse est non.

Est-ce que le capitalisme va disparaître ? La réponse est oui. Maintenant, la seule question qu’on se pose, c’est : « Quand ? »

Est-ce qu’on va d’abord tout détruire ? Est-ce qu’on va aller au bout de cette destruction avant d’inventer un autre modèle ? Enfin, le modèle est déjà inventé, d’ailleurs : la coopération et la mutualisation. On n’aura pas le choix.

La question, c’est combien de pertes avant que le capitalisme ne se dissolve sous l’effet de sa propre autodestruction ? Je pense qu’on est partis sur un schéma de pertes infinies, gigantesques.

Je pense que les choses ont déjà changé et que les élites ont vraiment fait sécession. Totalement. Les élites ont fait sécession du point de vue du mode de vie. Elles ont fait sécession il y a déjà longtemps, en retirant leurs enfants du public, en se scindant des lieux de vacances populaires, en surconsommant la planète pour leur confort obscène. Elles ont déjà scindé leur vie du reste du monde.

Océarium du Croisic © Caroline Bodin

Océarium du Croisic © Caroline Bodin

Je pense maintenant que les élites politiques ont tellement partie liée, par un maillage, une forme de membrane fusionnée avec le politique et l’économique, que les élites politiques ont aussi fait sécession.

Je pense que l’idée d’intérêt général a disparu. Il n’y a plus de sentiment, de vision du bien public, de l’intérêt public, de l’intérêt général. C’est terminé. On le voit avec le gouvernement qu’on a. C’est le triomphe du néolibéralisme et même de l’ultralibéralisme, avec Javier Milei en Argentine ou Trump aux États-Unis, etc. Le bal avait été ouvert par Margaret Thatcher.

Par cette sécession des élites politiques, le politique n’a maintenant plus de sens. Et quand on est arrivé au bout de ce cycle-là, il n’y a plus qu’une alternative, c’est l’extrême, l’extrémisme. Cela a été démontré par toutes les études sur les démocraties libérales. On ne passe pas du libéralisme économique acharné – donc violent socialement, abattant sur son passage tous les services publics et la notion de services publics –, à autre chose qu’une forme d’extrémisme, en tout cas de populisme, d’extrême droite ou d’extrême gauche. En fait, on voit que c’est toujours d’extrême droite… On voit donc à quelle sauce on va être mangé, par la faute des ultralibéraux ou des néolibéraux.

HDO : On est en bout de cycle ?

On est en bout de cycle. On pourrait penser, si on était dans les années 1930, que c’est un cycle politique, qu’il va y avoir des conflits et qu’on va repasser sur un autre cycle, mais ce cycle démocratique-là s’est accompagné d’un capitalisme vorace, glouton. Il s’accompagne de la fin du monde, du point de vue de la stabilité écologique. Là, on rentre dans une nouvelle ère.

Pendant longtemps, les chercheurs ont décrit la catastrophe climatique. Ils l’ont prédite avant qu’elle ne soit visible. Ils l’ont quantifiée. Dennis Meadows* l’a fait en 1972, par des extrapolations à partir des quantifications possibles de ce qui allait advenir de nous, dans un monde naturel qu’on aurait détruit. C’était écrit noir sur blanc. Il avait prévu un effondrement des sociétés, un effondrement des cycles de production agricole, etc., avant 2100. Il est impossible pour un esprit humain de se représenter les liens d’interdépendance de la biosphère : ils s’étaient donc tournés vers les premiers gros calculateurs informatiques à l’époque, avec les premiers ordinateurs, la modélisation informatique à très grand niveau. Tout était dit, ils avaient raison, tout s’est produit… et maintenant, on entre dans le tunnel.

HDO : Vous parlez de l’effondrement à venir du capitalisme. Le capitalisme, par essence, est cyclique. Mais cet effondrement définitif, comment pensez-vous le voir se produire ?

CN : C’est la question. Dans l’ONG que j’ai fondée, Bloom, on fait de la recherche très appliquée pour permettre d’ouvrir des voies sur des politiques publiques aujourd’hui séquestrées par une recherche d’État, sous la coupe du politique, qui n’a pas les ailes libres pour poser des questions qui fâchent, par exemple sur le financement des activités destructrices.

C’est le cœur du réacteur et c’est là l’immense irrationalité et l’hypocrisie du capitalisme : on a des systèmes de production soutenus par de l’argent public – typiquement, tous les cycles de carbone, que ce soit toutes les énergies fossiles, ou la pêche industrielle soutenue par les subventions publiques alors qu’elle est immensément climaticide et écocide et qu’elle ne tient pas la route sans subventions publiques. C’est complètement aberrant, puisque dans un libéralisme vrai et pur, il n’y aurait pas d’aide d’État. Or, on a des tas de soutiens d’État aux activités en train de nous mettre en péril.

Nous ne pouvons pas faire de recherche prospectiviste sur la façon dont va se produire l’effondrement du capitalisme, j’aimerais que Dennis Meadows et son équipe de quatre chercheurs reprennent … Si les mêmes auteurs et des étudiants de MIT, comme à l’époque, se remettaient à cruncher de la donnée, j’aimerais bien savoir comment ils modélisent la fin du capitalisme. J’aurais hâte de savoir.

Intervention de Dennis Meadows, en 2022, et réflexions quant à un changement fondé sur le « désir de stabilité plutôt que d’expansion infinie »

Ce que je vois, en tout cas, sans être un grand devin, c’est qu’avant l’effondrement du capitalisme, il y a l’effondrement de la solidarité. On le voit au niveau international, on le voit en Ukraine, on l’a vu en Syrie, on l’a vu à Gaza. On voit qu’aujourd’hui, la droite libérale est vraiment violente, du point de vue de l’humanisme. On a quand même osé inventer comme nouvelle insulte « droits-de-l’hommiste ». Quand on vous dit que vous êtes un « droit-de-l’hommiste », dans l’esprit de la droite, c’est que vous êtes un idéaliste qui n’a pas compris qu’on ne peut pas croire aux droits humains, à la défense des droits humains, dans un monde devenu d’une grande brutalité, qui se referme sur lui-même.

Donc la première chose qui s’effondre, c’est la solidarité. La première chose qui se produit, c’est aussi l’effondrement de l’empathie, pourtant la seule ressource universelle, gratuite qu’on ait à disposition pour se sortir du chaos qu’on a généré.

HdO : Il y a déjà une difficulté d’empathie d’homme à homme, mais alors, l’empathie pour les fonds marins, par exemple, c’est encore plus difficile. Pourtant c’est essentiel…

CN : Le défaut d’empathie, il n’est pas nouveau dans l’humanité, sinon, on n’aurait pas pu esclavagiser seize millions d’Africains et abattre ou laisser périr dix millions de Sud-Américains, d’Amérindiens comme on dit, à l’époque de la conquête des nouveaux territoires et des nouvelles colonies. Notre absence d’empathie n’est pas nouvelle, mais on sait exactement comment générer de l’empathie. On sait faire. On sait faire par l’éducation. On sait prendre soin d’une société. On sait qu’une société qui offre, justement, des services publics d’accompagnement pour lutter contre la précarité, pour accompagner les familles, pour éduquer les parents, pour qu’ils sachent jouer avec leurs enfants plutôt que les coller devant un écran, etc., ça produit des effets… Quand on décide, en tant que société, de retirer le principe même de la solidarité à l’intérieur même du projet de société, ça veut dire qu’on a renoncé à la possibilité même de corriger notre défaut d’empathie, notre manque d’empathie, alors qu’on sait que des gens empathiques, des individus empathiques ne produisent que du bien-être autour d’eux.

Un monde empathique est un monde capable de vivre en paix, capable d’accéder à l’utopie, c’est un monde pacifié et harmonieux. On sait faire. On sait exactement comment on génère l’empathie. Générer de l’empathie, c’est savoir qu’on ne peut pas traiter quelqu’un comme on n’aimerait pas être traité soi-même. C’est aussi simple que ça. À partir de là, on peut construire un modèle de société qui ne va faire que protéger ses vraies richesses, son capital humain, les liens, et même les biens dont on dépend, parce qu’il y a un minimum de biens pour atteindre un minimum de bien-être, bien sûr. Quand on est une femme seule à la rue et qu’on est violée – ça prend moins de trois jours avant qu’une femme soit violée quand elle est à la rue –, on ne peut pas être heureuse. C’est impossible.

Océarium du Croisic © Caroline Bodin

Océarium du Croisic © Caroline Bodin

Ce monde-là, on sait le construire. Si on voulait le construire, on en aurait les moyens, parce qu’en neurosciences, on sait exactement comment générer de l’empathie, comment l’enseigner, comment régler les défauts d’absence d’empathie. Mais ce n’est pas du tout le programme des libéraux au pouvoir et des systèmes politiques et financiers qui dominent le monde… De nombreuses études démontrent que plus on est riche, moins on a d’empathie. Et plus on est brutal, comme individu, plus on accepte la brutalité des rapports sociaux, plus on est cupide. La cupidité devient une valeur en soi, dont on n’a même pas honte.

Regardez le niveau de cupidité décomplexée d’un Trump, d’Elon Musk, de personnes qui ont comme seul horizon leur seule personne. Là, en plus, on voit bien qu’il y a un niveau de névrose qui frôle la psychose. En bout de course du libéralisme, le summum de l’individualisme, de l’être le plus obscène, c’est une espèce de fusion entre Trump, Elon Musk et Javier Milei…

HdO :  On va rigoler, alors (rires jaunes). Vous dépeignez le chaos et, en même temps, une pensée politique empreinte d’utopie se dessine…

CN : Oui. Il faut. Je repense à un très bon livre de Patrice Van Eersel sur l’enfantement que j’avais lu quand j’étais enceinte : Mettre au monde**. Il me semble qu’il rappelait que l’haptonomie, la science qui permet maintenant aux pères de rentrer en communication avec les bébés à travers le toucher du ventre, a été développée dans les camps de concentration… Quand on arrive dans l’abîme, quand on a chuté dans le puits et si on est plusieurs au fond du puits, on se met à rêver, parce qu’on n’a rien d’autre à faire. Finalement, c’est au moment où croît le plus grand des périls que peut émerger la plus grande des beautés. Je n’ai plus la citation exacte d’Hölderlin… « Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve. »

HDO : Breaking the Wall, malgré tout… Si le mur est infranchissable, on peut peut-être quand même le casser ?

CN : Oui, de toute façon, il est en train de s’effriter tout seul, parce que le fondement même du capitalisme, c’est l’extraction, l’exploitation. Et quand il n’y a plus rien à exploiter, on ne va pas se manger nous-mêmes…

HDO : Une exploitation sans limite, par l’extraction minière sous-marine, le désir de continuer à exploiter en allant sur Mars…

CN : On fera toutes ces bêtises-là, mais l’exploitation minière, il y a quand même une grosse mobilisation citoyenne. Tous mes anciens collègues, avec lesquels on a gagné contre le chalutage dans le profond, sont vraiment bons. Je leur fais confiance, je suis sûre que ça va bouger… J’ai besoin de loger mon espoir là-dedans. Pour l’instant, ils ont réussi à vraiment se battre contre ce nouveau délire, au sens étymologique.

L’action ayant mené à l’adoption du règlement européen du 14 décembre 2016 sur la pêche en eaux profondes

Océarium du Croisic © Caroline Bodin

Océarium du Croisic © Caroline Bodin

HDO : L’argument est terriblement vicieux : « On va faire des extractions minières sous-marines, et grâce à ça, on va pouvoir œuvrer pour l’environnement… »

CN : Oui, construire des composants de voitures électriques, sans jamais mettre en place les moyens mutualisés de mobilité douce, c’est-à-dire d’arrêter de subventionner le kérosène de l’aviation, mais subventionner la construction de rails. On a démantelé du rail au lieu de construire du rail…

Oui, on a vraiment des grands criminels au pouvoir. Il n’y a pas d’autre terme. On a attaqué Total et ses actionnaires en justice, au pénal, donc on a fait un travail de recherche d’un an et demi, avec ce nouveau champ d’investigation de la recherche scientifique appelé la science de l’attribution. On a travaillé avec des chercheurs de l’attribution, et on est à quatre millions de morts, déjà imputables au changement climatique. On estime que cela engendrera des centaines de millions, des milliards de déplacés, des dizaines de millions de morts, des conflits armés, la guerre…

Bloom et l’action pénale contre Total

HDO : Tentons une question légère (ou pas si légère), avec le questionnaire de Proust. Il y a 34 questions, donc vous choisissez un nombre entre 1 et 34.

CN : D’accord, on va dire 13.

HDO : 13. La couleur que je préfère, et pourquoi.

CN : J’aime beaucoup le gris et j’aime beaucoup le jaune safran, ou plutôt la couleur cognac. J’adore la couleur cognac. Je n’aime pas que la couleur cognac passe de mode, parce qu’on ne trouve plus de pantalons cognac, on ne trouve plus de chaussures cognac, on ne trouve plus de ballerines de couleur cognac (rires).

HDO : C’est juste la couleur pour la couleur ?

CN : Oui. J’adore, je pense, le mélange de froid et de chaud, un peu l’intemporalité des recettes en peinture sur nos palettes. Le froid et le chaud.

HDO : On peut en prendre une dernière…

CN : La 26.

HDO : 26, le personnage historique que je déteste le plus.

CN : Ah, ça c’est bien. Ça mérite réflexion. Ce qui est sûr, c’est que les gens que je déteste le plus, ce sont les arrivistes malhonnêtes. Il y en a un paquet. Il faut que je réfléchisse, parce qu’en plus j’adore l’histoire. Peut-être l’assassin de Jean Jaurès, celui qui nous a privés d’une si grande âme ? La détestation, c’est très fort. Peut-être Poutine, Bachar el-Assad… Des personnages auxquels je ne pardonnerai jamais rien. En fait, ce sont de grands assassins, de grands psychopathes. Oui, le couple de l’enfer, el-Assad, Poutine… Al-Sissi, tous les tortionnaires des droits, et puis évidemment, les talibans, actuellement. On en met plusieurs, on fait une brochette. De très grands psychopathes, qui ont généré des dizaines de millions de morts…

*Il s’agit du rapport dit du « Club de Rome », paru en 1972, Les limites de la croissance, réédité en français, éditions Rue de l’Échiquier, collection « Écopoche », 2017. Également accessible sous ce lien.

** Patrice Van Eersel, Mettre au monde, 2008, réédition Collection « Livre de Poche », 2010.