La Femme de Tchaïkovsky de Kirill Serebrennikov : portrait de femme

Tchaïkovsky avait une femme. L’information n’a, en apparence, qu’une importance toute relative. C’est pourtant le postulat de départ du dernier film de Kirill Serebrennikov consacré au célèbre compositeur, ou plutôt à son épouse, Antonina Milioukova. Autant le dire tout de suite, le résultat est splendide, le portrait, peu ordinaire. L’oeuvre, qui porte la marque habituelle du style Serebrennikov — respect des sources littéraires ou historiques, sobriété formelle alliée à une grande créativité visuelle, intrusion progressive du rêve dans le réel — transcende complètement le genre, pour peu qu’il en est un.

Comme l’explique lui-même Kirill Serebrennikov, le film devait être à l’origine un biopic consacré au plus célèbre compositeur russe de son temps. La commande, qui émanait à l’époque du Ministère de la Culture Russe (!), exigeait une image lisse, «propre», telle le monument de Vera Mukhina trônant devant le conservatoire Tchaïkovsky de Moscou : une statuaire tronquée, amputée de sa vérité première (en l’occurence un enfant nu jouant de la flûte).  On n’aurait pas pu mieux s’y prendre pour inciter Serebrennikov à prendre le contrepied.

La femme de Tchaïkovski © 2023 - Bac Films Distribution All rights reserved
La femme de Tchaïkovski © 2023 — Bac Films Distribution All rights reserved

Imaginez la scène : dans un salon élégant où les teintes claires s’ambrent à la lueur dorée des lampes à huile, une jeune femme vêtue de blanc contemple, fascinée. Tchaïkovsky est là, autour de lui tout le monde se presse. Les mots d’esprit fusent, on parle français. Antonina Milioukova (Aliona Mikaïlova, fabuleuse, toute en grâce austère et raideur butée), ne peut détacher de lui son regard. Mais comment approcher le soleil ? Agenouillée dans la boue, Antonina fait le signe de croix, pénintente parmi les plus bas, et de toutes ses forces, prie. Dieu, ses saints, ou la bonne fortune, nul ne sait, mais elle prie avec cette dévotion fébrile qui à coup sûr préfigure le fanatisme. Attiré par la lumière, le pauvre insecte croit réchauffer ses ailes et pouvoir s’envoler : il ne fera que se brûler.

Kirill Serebrennikov © Bertrand Noël / http://www.bertrandnoel.com/
Kirill Serebrennikov © Bertrand Noël / http://www.bertrandnoel.com/

Car «La femme de Tchaïkovsky» est avant tout le récit de la longue déchéance d’une femme, et de la société cruelle dans laquelle elle vit. Son mariage avec le musicien, brève et vaine tentative de laver le «péché» — selon lui — de l’homosexualité du grand homme, est une farce. Une farce macabre, où des mouches tenaces se posent un peu partout, sur le front cadavérique du compositeur, sur les murs, ou sur la nature déjà morte d’un bouquet de roses. Antonina épouse Piotr Illich Tchaïkovsky comme on se voue à Dieu. Il s’en débarassera quelques semaines plus tard, incapable de masquer son dégoût. Mouche du coche têtue, Antonina continuera toute sa vie à s’obstiner : elle est sa femme, son épouse, et il se doit de l’aimer. De toute son âme, il la hait.

Alyona Mikhailova © Bertrand Noël / http://www.bertrandnoel.com/
Alyona Mikhailova © Bertrand Noël / http://www.bertrandnoel.com/

Le film de Serebrennikov n’a rien de romantique, il nous raconte une passion à sens unique et la rencontre de deux égoïsmes. La passion d’Antonina, comme toutes les passions, tient de l’érotomanie et se passerait presque d’objet s’il n’y avait la musique, fil de soie ténue qui parcours le film comme un frisson jusqu’au désastre final. Subtil, Kirill Serebrennikov a l’intelligence de ne pas accompagner les affres de son personnage de partitions trop connues de Tchaïkovsky, ou alors par touches discrètes, et y ajoute quelques clins d’oeil comme l’apparition surprise du rappeur Oxxxymoron dans le rôle d’Anton Rubinstein, ou l’intervention dans la bande-son de musiciens contemporains*.

La musique, encore et toujours, nous rattrape lors de visions de plus en plus oniriques : une séance photo dans une forêt de gîvre, ou un dernier ballet tragique où Antonina danse sa solitude, sa noirceur et sa folie, trèbuche, et se relève pour se cogner à nouveau, aux prises avec la vision d’hommes nus, fantômes de son passé, et de celui auquel elle restera à jamais liée. L’insecte, preque entièrement consumé, n’est déjà plus qu’une poussière de femme**.

Photographies : http://www.bertrandnoel.com/ pour HdO

La femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov
La femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov

La Femme de Tchaïkovsky de Kirill Serebrenikov : sortie France le 15 février 2023 (Bac France)

Avec Antonina : Alyona Mikhailova, Tchaïkovskiy : Odin Lund Biron, Modeste — Frère De Tchaïkovski : Philipp Avdeev,  Anatoli — Frère De Tchaïkovski : Philipp Avdeev, Liza, Soeur D’antonina : Ekaterina Ermishina, Olga Nikanorovna — Mère D’antonina : Natalia Pavlenkova

* Oui, c’est encore du Shortparis, et alors ?
** Antonina Milioukova décédera en 1917 dans l’hôpital psychiatrique d’Udelnaya à Moscou