Spécial K #4 : Maylis de Kerangal + Zadie Smith + Clémentine Mélois

Breuvage KZM : avec un K, un Z et de la vitamine C. Qui dit mieux ?

Dans ce spécial K #4, je n’ai pas virevolté sous des pluies acides, je n’ai pas siroté de sirupeux cocktails concoctés par Tom Cruise. J’ai laissé la voix de Bashung me mentir dans la nuit, j’ai eu, dans le cœur, une montagne de questions, puis j’ai tourné ces pages qui m’ont menée jusqu’à l’aube.

Maylis de Kerangal, Jour de ressac

De Maylis de Kerangal, j’aime cette forme d’énergie et d’urgence dans le déploiement des mots. J’aime ces fragments de passé capturés, sans nostalgie mais en leur accordant une valeur absolue, indélébile : une chanson de Kate Bush, un pantalon de velours côtelé, des sandalettes qui claquent dans une rue en pente, avec l’impatience du premier rendez-vous amoureux. J’aime ce saisissement du mouvement prosaïque et sacré.

Maylis de Kerangal, Jour de ressac

Maylis de Kerangal, Jour de ressac

Dans Jour de ressac, la pérégrination de la narratrice au Havre, ville de sa jeunesse, nous ballotte dans la grisaille. On crapahute avec la sensation piquante d’une vague d’hiver qui s’écrase sur un jean. À son enquête, autour du corps d’un homme retrouvé mort sur la plage, se mêlent les souvenirs d’un amour brûlant dans les années 1980, l’omniprésence de la nuit, les décombres à l’odeur âcre de l’ancienne ville bombardée – ce fantôme de ville –, la beauté des machines d’une imprimerie…

Depuis Dans les rapides, j’aime cette incandescence de l’adolescence qui flotte, cette traversée musculeuse des paysages, ces destins frôlés : ingénieurs en milieu hostile, étudiants au coup de crayon affûté, voix enregistrées sur une vieille cassette audio, corps à jamais perdus. J’ai adoré lire ce livre-là.

Clémentine Mélois, Alors c’est bien

De Clémentine Mélois, auteure et artiste plasticienne, j’avais lu et aimé Dehors, la tempête, dans lequel elle évoque les livres qui lui sont chers. Dit comme ça, on pourrait craindre le pire et s’apprêter à lever le drapeau de l’« help autosatisfaction alert ». Que nenni !

Chez elle, tout est dans le détail, le sens du loufoque et de l’absurde, les jeux de mots, tout est dans la joie de la création, de la découverte et de la farce. Cela irradie aussi dans son ouvrage pastiche de cent couvertures de romans, Cent titres. Moi qui ai voué un inconditionnel amour de collégienne aux blagues téléphoniques et à la solitude heureuse des livres, j’ai senti ressusciter un monde.

Clémentine Mélois, Alors c’est bien

Clémentine Mélois, Alors c’est bien

Dans Alors c’est bien, elle rend hommage à son père, Bernard Mélois, sculpteur, tandis qu’il vit ses derniers moments. C’est heureux et poignant. C’est une vie grandement vécue, un atelier bourré à craquer de ferraille, d’émail, où la « pelle du 18 juin » côtoie un robot tondeuse à gazon prénommé Nestor. Ses souvenirs deviennent parfois nos souvenirs ; la pudeur de son père, notre pudeur.

Zadie Smith, L’Imposture

Au début des années 2000, Zadie Smith a été surnommée la « prodige » de la littérature britannique, pour avoir publié son Sourire de loup à l’âge de 24 ans. Dans ses romans, on retrouve cette forme so british de décontraction feutrée, ce rictus pince-sans-rire de personnages qui regardent toujours un peu de côté et, surtout, cette intensité des vies ordinaires, comme dans Ceux du Nord-Ouest, qui reste l’un de mes préférés.

Zadie Smith, L’Imposture

Zadie Smith, L’Imposture

L’Imposture m’a éblouie par l’ampleur du propos, la construction, la subtilité de son héroïne, Eliza Touchet. Écrire un roman historique sur l’époque victorienne et l’esclavage, narrer la vie de cercles littéraires gravitant autour de Charles Dickens, dévoiler les pensées les plus secrètes d’Eliza en superposant deux périodes de sa vie sur trente ans, se fonder sur des personnages et un fait divers réels… Cela pourrait être incroyablement érudit et d’un ennui mortel, mais le génie de cette mise en abyme est d’avoir fait de l’Imposture un roman feuilleton à la façon du xixe siècle, avec intrigues à gogo, sarcasmes, romance et rebondissements… Et un grand roman tout court.

Maylis de Kerangal, Dans les rapides, Naïve, 2007 ; réédition en poche, collection « Folio Gallimard »
Maylis de Kerangal, Jour de ressac, éditions Verticales, 2024

Clémentine Mélois, Cent titres, Grasset, 2014
Clémentine Mélois, Dehors, la tempête, Grasset, collection « Le courage », 2022
Clémentine Mélois, Alors c’est bien, éditions Gallimard, collection « L’arbalète », 2024

Zadie Smith, Ceux du Nord-Ouest, Gallimard, collection « Du monde entier », 2014
Zadie Smith, L’Imposture, Gallimard, collection « Du monde entier », 2024