Afanador : l’art incandescent du ballet espagnol

Ciel de faïence bleue et ombres dures sur la ville de Madrid : 55 000 fans d’AC/DC y errent, assoiffés, t-shirts officiels sur le dos, indifférents à la petite procession qui se dirige vers le théâtre de la Zarzuela. On y jouait autrefois le genre lyrique du même nom, ce soir, ce sera le ballet Afanador, imaginé par Marcos Mauro d’après l’œuvre du photographe de mode colombien Ruven Afanador.

Sous le grand lustre de cristal, les éventails s’agitent, rafraîchissant indifféremment hommes et femmes. En ce soir du 12 juillet 2025, on sait ce que l’on vient voir : une œuvre résolument moderne, voire non conformiste selon les critères en vigueur du Ballet Nacional de España où danse espagnole et flamenco sont de rigueur. En Espagne, Afanador se paye même le luxe d’avoir ses détracteurs, détail qui a de quoi surprendre lorsque l’on connaît la vitalité et les prises de risque inhérents à la danse contemporaine.

Dès le début du spectacle, c’est la poussée d’adrénaline. Sous un déluge de rythmes syncopés et de lumières blanches lancées par des parapluies de studio, on assiste à un étrange shooting photographique. Vêtus, ou dévêtus, de noir, danseurs et danseuses oscillent et tournent comme en transe autour d’une étrange idole humaine, un homme à la sublime beauté androgyne qui, repoussant sa cape de volants noirs, dévoile à nos yeux incrédules un corset que n’aurait pas renié l’excentrique Mr Pearl (les amateurs saisiront la référence).

© Merche Burgos

© Merche Burgos

C’est l’œuvre au noir, le sacre du printemps passé au brou de noix de l’identité culturelle espagnole. On ne peut résumer l’enchaînement et l’inventivité des tableaux qui se succèdent. A chaque fois, la musique, composée par Juan Cristobal Saavedra et, entre autre, Jonathan et Enrique Rodriguez à la guitare et au chant pour les moments de minera et de seguiriya (des « palos* » propres au flamenco), fait mouche et envoûte.

Comme l’explique Rubén Olmo, le directeur du Ballet Nacional, que l’on verra d’ailleurs danser à la fin du spectacle, étrange homme oiseau aux ailes de pico – le châle espagnol traditionnel – il s’agissait ici de plonger le spectateur dans une rêverie dansée, une succession de photographies prenant vie. Par la grâce du mouvement des corps, l’on assiste à une troublante mise en abîme du travail d’Afanador sur le flamenco, que l’on peut d’ailleurs découvrir dans ses ouvrages Mil Besos et Angel Gitano. Car la vision propre au grand photographe est déjà une interprétation très personnelle de cette danse traditionnelle – d’aucun diront une déviance – et de ses interprètes.

Rubén Olmo © Merche Burgos

Rubén Olmo © Merche Burgos

Sensuelles et protéiformes jusqu’à l’outrance, les créatures d’Afanador sont le pur produit de son imagination. Surréalistes et irréelles de beauté ou de laideur, évoluant dans des décors épurés où prennent place un curieux inventaire d’accessoires et de symboles – éventails, chaises, fourches, arbre, cheval, taureau – ce soir, elles dansent et transcendent leur carcan de papier. Et là, sous nos yeux, irréelles et troublantes, ces visions d’Afanador tiennent autant de Goya que de Buñuel ou d’Antonio Saura.

© Merche Burgos

© Merche Burgos

Puis, quand aux deux tiers du spectacle, après le solo inspiré d’une danseuse sur fond de flamenca**, retentit un gong où se mêle en écho le nom murmuré d’Afanador, portée par d’étranges glissandos de cordes, la chorégraphie devient hypnotique et l’émotion prend à la gorge. Sœurs de sang, provocantes, hautaines  et tragiques, les danseuses s’affrontent en un combat rituel, celui de la vie et de la mort. Mais la mort, comme le soleil, ne peut se regarder en face. Elle ne peut que s’affronter en dansant, jusqu’à la Nuit du feu finale.

« Que intensidad ! » s’exclama alors une de mes voisines quand retentirent les bravos. Je ne saurais dire mieux.

Afanador se joue du 12 au 20 juillet 2025 au Théâtre de la Zarzuela et se jouera à Paris au Théâtre du Châtelet du 27 mars au 2 avril 2026

* Le mot « palo » désigne ici une des nombreuses formes musicales propres au chant flamenco
** Guitare espagnole