Severance : le charme discret de la dissociation

Chaque jour, Mark se lève à la même heure. Il revêt le même costard cravate bleu que l’on peut croiser dans n’importe quel open-space. Il quitte sa maison de type lotissement pour classe moyenne américaine qui ressemble en tout point à la maison voisine et à celle d’en face. Il emprunte le même trajet pour se rendre à la même place de parking. Il se rend toujours à l’accueil de l’entreprise pour annoncer son arrivée, change de chaussures et range ses affaires dans le même casier, salue le même collègue et prend le même ascenseur pour se rendre au même sous-sol.

Chaque jour, lorsque l’ascenseur arrive presque à destination, un phénomène curieux se produit. Mark est toujours Mark, mais il n’est plus Mark. Il n’a plus d’enfance, plus de passé, plus de souvenirs, plus de passions. Il ne sait pas où il habite, il ne sait pas qui est le président de son pays (ça entre nous, à l’heure à nous écrivons, ce n’est peut-être pas une si mauvaise chose), s’il a une famille et des amis. Il n’a plus aucune conviction politique, il ne sait pas ce que c’est, la politique, et encore moins d’avoir des convictions. Il ne sait même pas s’il a bien dormi la veille.

Résultat, Mark est toujours de bonne humeur, toujours souriant, enthousiaste, souple et adaptable. C’est un charmant collègue, qui va sincèrement bien quand on lui demande si ça va, qui a beaucoup d’humour sans jamais être grossier, qui est calme et posé sans jamais être ennuyeux. Il ne parle pas jamais trop fort, ne se met jamais en colère, n’est jamais trop indiscret, trop taiseux, trop bavard, trop timide, trop excessif, trop brillant ou trop mauvais. Il est aussi médiocre, tiède, lisse et impersonnel que la déco de son entreprise.

Say « Gratitude » !

Un véritable employé modèle donc, qui vient d’être promu chef de service, le service du « raffinement des macrodonnées ». Mais qu’est-ce que c’est que le « raffinement des macrodonnées » ? On n’en sait rien, Mark et ses collègues non plus d’ailleurs. Ils ne savent pas à quoi servent leur job, pourquoi ils le font mais ils le font quand même. Au beau milieu d’un immense open-space aussi vide que leur être, ils passent leur journée derrière un ordinateur à sélectionner des chiffres pour les ranger dans des boites. Les livres sont interdits. Interdits aussi de rôder dans les couloirs pour voir s’il existe d’autres services. S’il prend à Mark et ses collègues d’enfreindre la moindre règle, de défier l’autorité, parce que oui ça leur arrive malgré tout, la communication bienveillante, le langage bullshit et les sourires de façades de leurs deux big boss se muent alors en punition infantilisante de type autocritique sectaire dans la « break room ». Le soir, lorsque l’ascenseur remonte, ces employés robotisés retrouvent alors tout ce qu’ils avaient laissé à l’accueil : leur vie.

Ce quotidien de servitude volontaire ressemble un peu au vôtre ? Peut-être avez-vous alors subi à l’insu de votre plein gré une dissociation, à l’image de Mark, héros schizophrène de Severance, brillante et angoissante dystopie qui oscille entre humour absurde, thriller de bureau et cauchemar absolu.

Le principe de la dissociation ? Votre employeur vous implante une puce qui s’active dès votre arrivée au bureau, afin que vous puissiez travailler, produire, performer et remplir tous vos quotas de la journée sans être parasités par toutes ces choses stupides et sans intérêt que sont la mémoire, les pensées, le savoir, la réflexion, les relations humaines et les émotions. Celles et ceux qui sont coincés dans ces bureaux aseptisés sont nommés les « innies ». Les « outies », ce sont les autres, les cinglé.e.s qui ont donné leur accord pour s’envoyer eux-mêmes en enfer… Leurs raisons ? Pour Mark par exemple, il s’agit d’oublier, 8 heures par jour, une perte insurmontable. On a connu mieux comme solution thérapeutique. Comme de bien entendu, ce petit train-train bien anxiogène va finir par dérailler, les « innies » n’ayant, au final, pas complètement zappé toute notion de libre-arbitre. Pour savoir comment glissez-vous sous votre plaid, c’est encore de saison, regarder « Severance ».  Avec le risque cependant de ne plus avoir très envie de vous lever demain à la même heure qu’hier.

Severance, sur Apple TV – Saison 2 en cours – Avec Mark Scott, Britt Lower, Patricia Arquette et Tramel Tillman

Encore + de dissociation ? Tentez The Substance, ce n’est pas si loin de Severance