Jonathan Jeremiah : Good Day for an interview

« Nice shoes! » Le moins qu’on puisse dire, c’est que Jonathan Jeremiah a l’œil, un goût certain pour les belles choses et pour la conversation. Lorsque je le rencontre, dans cet hôtel toujours un peu particulier qu’on nous prête pour les interviews, il s’amuse de la chaise très « Emmanuelle » qui y trône, observe le décor et m’invite, en parfait gentleman, à m’y installer. Je n’en ferai rien, vraiment, mais c’est élégant. Début d’une interview très soul.

www.horsdoeuvre.fr : Nous avons eu le plaisir de venir te voir à La Boule Noire en février dernier, il s’agissait du dernier concert de ta tournée européenne n’est-ce pas ?

Jonathan Jeremiah : Oui effectivement, nous sommes venus directement de Munich après 10 heures de route…

HdO : Ouf… Et pourtant, le concert semblait d’une grande facilité, tu chantais entouré de musiciens aguerris, et le tout donnait l’impression d’une ambiance très amicale, presque fraternelle.

Jonathan Jeremiah : C’est certainement lié à ma perception de la musique qui est pour moi quelque chose de l’ordre de la conversation. La musique faisait partie de notre vie quand nous étions enfants ; c’est probablement comme ça que grandissent les petits Irlandais…

HdO : Tu es irlandais ?

Jonathan Jeremiah © Bertrand Noël
Jonathan Jeremiah © Bertrand Noël

Jonathan Jeremiah : À moitié irlandais, à moitié anglais, un quart indien : un mélange plutôt inhabituel, dont je suis très fier. Pour moi, la musique a toujours été liée à la famille, à l’amitié. C’est pour cette raison que j’ai toujours voulu enregistrer un album soul, où l’on sent la relation intime qui unit les musiciens, comme si ils s’étaient connus toute leur vie.

HdO : Good Day, sorti il y a quelques mois, est ton 4ème album,  et il vient de ressortir avec des titres inédits, des bonus tracks. As-tu ressenti l’envie de retravailler certains d’entre eux ?

Jonathan Jeremiah : Je ne voudrais pas avoir l’air trop prise de tête mais tout ça est lié à un auteur formidable, Joseph Campbell, qui a écrit The Hero With Thousand Faces où il construit son récit en douze étapes ; il commence son histoire dans le monde ordinaire pour nous entraîner dans un monde d’aventures, la plupart du temps mythologiques, puis vient le moment où nous refusons l’aventure… J’ai pensé que ce serait intéressant, non pas de se calquer entièrement sur ce modèle, mais de construire un album sur la base d’une trame romanesque.

HdO : Et donc, chaque chanson représente un chapitre, une étape ?

Jonathan Jeremiah : Oui, Moutain est en quelque sorte l’épreuve qui jalonne le parcours, Good Day représente mon quotidien, le monde qui m’entoure, tout ce qui me fait sourire, me rend heureux… il me fallait seulement douze morceaux, qui fassent partie du même…

HdO : …voyage ?

Jonathan Jeremiah : Absolument, c’est un voyage, un périple. En ce qui concerne Hurricaine — je n’aime pas trop raconter cette histoire, elle est très personnelle et de nos jours une chanson se monétise à 99 cents, le rapport à la musique est devenu curieux –, c’est une chanson qui parle de la nuit où mon père est mort… Brussels fait allusion au divorce d’un ami… Et ces chansons, qui me tiennent vraiment à cœur, ne trouvaient pas leur place dans le concept initial de l’album mais elles sont intimement liées, juste un peu plus sombres. J’adore l’idée d’une histoire racontée en musique qui dépasse largement les 3 minutes.

HdO : On est loin du mode aléatoire…

Jonathan Jeremiah : Je crois que les gens que j’admire, Thom Yorke, Nick Drake, par exemple, avaient ou ont la même approche de la musique. Mais tant mieux si certaines personnes préfèrent, je ne sais pas, les morceaux 10 et 11, la fin du voyage, c’est intéressant d’un point de vue symbolique.

HdO : Tu mentionnes souvent Scott Walker, qui nous a quitté récemment, comme l’une de tes influences majeures ?

Jonathan Jeremiah : Oui, j’ai eu trois idoles dans ma vie, d’un point de vue musical s’entend… Elvis, tout d’abord. Quand j’étais jeune et que je ne pouvais pas dormir, je descendais doucement et je me passais ses vidéos, celle de Las Vegas surtout ; on n’avait pas beaucoup de vidéos donc je me passais toujours un peu la même (sourire), et c’était celle d’Elvis. Et puis il y a John Barry, pour toutes ses musiques et particulièrement celle de James Bond, qui me rappelle mon père. Il n’aimait pas trop le football, moi oui, alors j’essayais de me rapprocher de lui grâce au cinéma, à la musique de John Barry, qui nous permettait de discuter. Et enfin, oui, Scott Walker, avec qui je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de collaborer.

HdO : Tu aimes l’oeuvre de Scott Walker en entier, ou es-tu plus « première période » ? Parce qu’à partir de Tilt, on peut dire qu’il est parti vers quelque chose de radicalement différent.

Jonathan Jeremiah © Bertrand Noël
Jonathan Jeremiah © Bertrand Noël

Jonathan Jeremiah : Sans aucun doute. Pour ma part, je préfère largement la première période, plus orchestrale, celle des Walker Brothers comprise. Il y a un lien évident avec Serge Gainsbourg, outre le fait qu’ils enregistraient tous à Marble Arch, avec des musiciens anglais. C’est ce son jazz très franco-britannique, typique des films des années 60-70 qui m’a toujours attiré.

HdO : Et c’est cette sonorité particulière que tu as essayée de restituer dans tes album ?

Jonathan Jeremiah : En tout cas, je n’ai pas hésité à renter en contact avec des musiciens de l’époque, ceux de Serge Gainsbourg et de Scott Walker par exemple, pour leur demander comment ils travaillaient. Je suis très curieux et il y a peu de choses qui me plaisent et me réconfortent à ce point, je voulais savoir quel était leur ingrédient spécial, leur poudre magique… En même temps je travaille avec des musiciens actuels, certains sont très jeunes, mais ils ont la même énergie, la même passion.

HdO : Scott Walker est lui aussi relié à James Bond puisque la franchise lui avait refusé un morceau, jugé trop déprimant*.

Jonathan Jeremiah : Non !

HdO : Tout comme Radiohead** d’ailleurs. Mais c’est toi que nous réclamons pour le prochain épisode. Tu as été en contact avec John Barry il a quelques années n’est-ce pas ?

Jonathan Jeremiah : Oui, grâce à un ami en commun qui avait travaillé sur The Living Daylights et qui lui a fait écouter mon album. John m’a appelé et m’a dit qu’il appréciait la musique et ma voix qui lui faisait un peu penser à celle de Matt Monro, l’interprète de From Russia With Love. Il m’a alors promis de m’écrire une chanson et m’en a finalement écrit deux. Pourtant, nous n’avons jamais eu l’opportunité de travailler ensemble… J’ai toujours ses chansons mais j’ai trouvé inapproprié de continuer après son décès. Un jour, j’oserais peut-être…

HdO : La musique est aussi une affaire de rencontres. Parle-nous un peu de Ruben Samama avec qui tu as partagé l’affiche à la Boule Noire ?

Jonathan Jeremiah : On s’est rencontrés lors de la session d’un ami commun et quand il est arrivé, je me suis dit « mais on se ressemble un peu non ? », comme si j’avais vu arriver un frère que j’aurais perdu de vue. L’amitié est partie de là, et la musique, du moins la bonne musique, est pratiquement toujours une affaire d’amitié. Bon, Fleetwood Mac serait un peu l’exception vu qu’à un moment ils se détestaient…

Jonathan Jeremiah © Bertrand Noël
Jonathan Jeremiah © Bertrand Noël

HdO : Les Beatles, à la fin…

Jonathan Jeremiah : Et les Kinks, qui jouaient du piano ensemble à l’âge de 10 ans dans le salon familial, pas sûr qu’ils en aient encore envie (rires). En ce qui concerne Ruben, je suis parfois assez éloigné de ce qu’il fait musicalement, son album Insomnia par exemple – il joue de la contrebasse, c’est un album entièrement à la contrebasse -, mais je suis toujours obsédé par l’univers des autres, j’ai envie de savoir ce qu’il y a dans leur tête. J’ai trouvé son monde un peu fou et que je me suis dit que je devais embarquer dans son vaisseau spatial au moins pour la journée (sourire).

HdO : Tu travailles sur un nouveau projet live avec l’Amsterdam Sinfonietta qui donnera lieu à une série de concerts en janvier 2020, allons-nous devoir aller aux Pays-Bas pour voir ça ?

Jonathan Jeremiah : Allez savoir, la musique est quelque chose de très vivant, il lui faut un peu de temps pour grandir, pour pousser, alors avec un peu de chance… Le concert à la Boule Noire était bien ma première opportunité de jouer en France alors qui sait.

HdO : Tu connais un peu la France ?

Jonathan Jermiah : Oui, l’une de mes sœurs habite en France, en Bretagne, où elle restaure des vitraux, des cathédrales… Adolescent, je venais souvent à Paris car une autre de mes sœurs y travaillait en tant que styliste, elle est devenue passablement connue depuis.

HdO : Une fratrie très « arty » dis-moi, d’où cela vient-il ?

Jonathan Jeremiah : Tout ça, c’est à cause du courant goth ! On était tous des adolescents gothiques, rôdant les cheveux teints en noir corbeau, voilà où ça nous a mené (rires). Moi j’étais le gosse qui écoute Fields of the Nephilim, Sisters of Mercy ; Julianne Regan, la chanteuse d’All About Eve ressemblait à une peinture pré-raphaélite et avec sa voix aux accents folk, j’en suis tombé amoureux immédiatement. Ma sœur quant à elle, était à fond dans Tim Burton, Edward aux mains d’argent, l’imagerie médiévale ; ce qu’elle présente à la Fashion Week ressemble exactement à ce à qu’elle était lorsqu’elle avait douze ans, l’image d’un ravissant cauchemar victorien (sourire).

HdO : Je ne suis pas certaine d’entendre l’influence gothique dans ton dernier album, surtout d’un point de vue vocal car tu sonnes plus comme… osons le dire, un crooner soul.

Jonathan Jeremiah : Quand on pense qu’au départ, je voulais sonner comme Axl Rose ou Jeff Buckley (sourire), comme un ange ou un démon ! Mais je n’avais pas ce genre de voix, elle était juste trop ample, trop basse, et je ne savais pas quoi faire de tout ça… En fait si, j’aurais du être gothique, je vais faire mon Scott Walker, sortir mon Tilt (rires).

HdO : Il est toujours temps de s’y mettre !

Jonathan Jeremiah : Après tout, je suis très Fairport Convention et je crois vraiment que le courant folk britannique a mené peu à peu au mouvement gothique…

HdO : Tout à fait d’accord…

Jonathan Jeremiah © Bertrand Noël
Jonathan Jeremiah © Bertrand Noël

Jonathan Jeremiah : Du coup, lorsqu’on m’a demandé pour le projet avec l’Amsterdam Sinfonietta de choisir des chansons qui m’avaient influencées, j’ai choisi un de leurs titres car ça me semblait logique. On me dit souvent que ma musique a des accents rétro et pourtant, je ne crois pas qu’elle aurait pu être écrite avant, sans toutes ces influences.

HdO : Des influences qui ne sont pas que musicales mais aussi thématiques. J’ai lu quelque part que ta chanson Shimmerlove parlait du sort des migrants.

Jonathan Jeremiah : D’une certaine manière oui. Je n’ai jamais été réellement porté vers la poésie, je n’ai jamais été un grand lecteur — la musique m’a toujours habité à un tel point que je n’arrivais pas à me concentrer sur les mots -, mais je me suis mis aux romantiques il y a quelque temps, Keats, Byron… et Tennyson***, qui est capable de restituer la musique, le langage, de ceux qui partent à la guerre. Quelle pensée puissante de se dire que des mots peuvent donner suffisamment de courage pour aller de l’avant, pour supporter les épreuves… Cette notion de courage, on la retrouve avec la crise en Syrie, avec toute la bravoure qu’on du avoir les réfugiés. On ne prête jamais assez attention au courage dont font preuve les gens.

HdO : Sans doute parce que la peur est la plus forte. A ce propos, que penses-tu du Brexit ?

Jonathan Jeremiah : J’en pense que c’est la faute de gens comme moi. Je suis resté passif, je ne me suis pas exprimé car je n’ai jamais cru une seule seconde que cela puisse arriver. C’est complètement absurde : mon père est arrivé d’Inde à l’âge de cinq ans, en bateau ; ma mère est venue d’Irlande quand elle avait vingt ans et ils se sont rencontrés dans un hôtel, à Londres ! De là est née une famille de cinq enfants… Et quand je pense à mon grand-père, qui était trapéziste dans un cirque itinérant. Sa famille voyageait sur la route de la soie (j’ai raconté ça un jour à la BBC, ils m’ont pris pour un mythomane), en passant par la Chine, l’Inde, l’Afghanistan… Qu’est-ce que je peux penser de cette histoire de barrières ? Je ne comprends pas ce qu’on y gagne, à quoi bon empêcher les gens de se rencontrer, de se mélanger ?

HdO : Alors qu’il y a probablement tout à y gagner… Je vais avoir du mal à enchaîner sur une dernière question, beaucoup plus légère. Si tu devais nous proposer un menu, un plat, pour accompagner ta musique, quel serait-il ?

Jonathan Jeremiah : Me voilà bien embarrassé… Parce que j’entreprends de devenir végétarien, et c’est vraiment quelque chose… un peu comme un catholique qui découvrirait l’athéisme et dont les yeux se décilleraient !

HdO : Je dois en déduire que tu n’es pas croyant ?

Jonathan Jeremiah : Non, pas du tout ! Ce n’est pas facile tout ça quand on aime le steak ou le poulet (tout le monde aime le poulet non ?) mais je me sens déjà différent, comme si j’étais quelqu’un d’autre, avec une autre énergie. Avec le temps, mon niveau d’empathie a progressé, j’ai de plus en plus de mal à voir quelqu’un, ou quelque chose, souffrir, même des fruits de mer. J’ai du gagner en maturité…

HdO : Je suis en train de penser aux fruits de mer, avec une faible empathie, ou une faible maturité…

Jonathan Jeremiah : Mais ça vaut au moins le coup d’en discuter. Et pour être franc, si je dois conseiller une recette – je suis trop novice en matière de cuisine vegan -, la seule que je dois savoir faire, ce serait un poisson bien grillé, du saumon par exemple, avec des pommes de terre rôties et des carottes toutes fraîches. J’ai encore du chemin à faire…

Photographies : Bertrand Noël pour HdO

* Only Myself To Blame, initalement prévu pour The World Is Not Enough
** Spectre pour le film du même nom
*** Une allusion au poème Charge of the light brigade ?