Going East, Voyage vers l’Orient : les Lumières de la galerie Camera Obscura*
« Que c’est beau, les voyages / Et le monde nouveau / Qui s’ouvre à nos cerveaux ».
Qui aurait cru que les paroles d’une chanson de Raymond Lévesque, immortalisées à l’époque par Barbara, seraient à ce point d’actualité quelques soixante années plus tard ? Qui aurait pu prédire qu’en 2021, à la fin d’un trop long hiver, la culture, et les voyages, ne trouveraient à Paris, en guise de lieux de résistance, que ces petites galeries d’art et de photographie dont hier encore on n’osait à peine passer la porte.
Et pourtant, c’est le cas, et les queues qui s’y forment parfois en attestent : le besoin est vital, prégnant. Car depuis un an déjà, la culture sous toutes ses formes, expression privilégiée et l’être, est la grande oubliée – pour ne pas dire pire – d’une politique sanitaire qui s’obstine à y voir au pire un danger, au mieux un superflu. Pourtant, se décentrer, parcourir, embrasser le lointain et y rencontrer ce qu’il peut avoir de beau et de tragique, n’est-ce pas justement la seule raison d’être de l’humanité ? Affronter le réel pour y nourrir ses rêves, regarder au loin, embrasser l’autre, voilà justement la thématique de la petite, et très belle, exposition de la galerie Camera Obscura à Paris.
Au programme de cette exposition, trois photographes voyageurs, que leurs périples ont mené aux « Hasards de l’Arabie Heureuse* », au Yemen ou en Inde, jusqu’aux rives hallucinées de Bénarès. Point de départ de l’accrochage : le livre. Ou plutôt trois livres, trois recueils pour trois approches photographiques qui convergent en noir et blanc et évoquent immanquablement une autre œuvre, d’un écrivain cette fois, elle-aussi toute en clair-obscur, celle du grand Frédérik Prokosch.

Varanasi, Inde, 1997 © Michael Ackerman, courtesy Galerie Camera Obscura.
A l’entrée de la galerie, les œuvres contrastées et saisissantes de Michael Ackerman accueillent le visiteur. D’emblée, c’est le choc. Ackerman, américain désormais installé à Berlin, « voit » Bénarès comme Prokosch le vit avant lui, fascinant paysage mental où la misère et son cortège de cruautés pénètrent par effraction et où la tendresse est une douleur nécessaire. A chaque coin de rue, la mort rôde, la faim prend à la gorge, comme la pitié. Il n’est guère étonnant qu’ « End Time City », publié en 1999, ait marqué en son temps. Depuis, Ackerman est retourné sur les rives du Gange et un nouveau livre est à paraître cet automne : le voyageur n’est pas resté immobile.

Bikers, Tarim, Yemen, 1993 © Max Pam, courtesy Galerie Camera Obscura.
Même thématique, autre personnalité. Celle de Max Pam, que représente la galerie Camera Obscura, est bien loin des sentiers battus. Né en 1949 à Melbourne, Pam est d’une génération qui s’en va naturellement « Sur la route ». A 20 ans, il répond à une petite annonce et suit un astrophysicien sur les routes de Katmandou. « Hippies were, definitely, Going East » et Max Pam, sans s’en apercevoir, devient photographe. C’est peut-être à ses débuts un rien inconoclastes que les photographies de Max Pam doivent cette liberté de ton et de mouvement. Dans un cadre bien défini, le photographe saisit les regards, les attitudes des peuples croisés en chemin, puis en habille le contour de son ressenti du moment en de tourbillonnantes phrases manuscrites. Chacun de ses clichés est une partie de son carnet de route, et un tampon sur le passeport de nos voyages à venir.

«Al-Mukalla, Yemen, 1993» © Paolo Roversi, courtesy Galerie Camera Obscura.
Troisième exposé et non des moindres, l’italien Paolo Roversi est sans doute le plus connu du grand public. Renommé pour ses clichés de mode – il est dès 1974 l’assistant du photographe Lawrence Sackmann -, il a travaillé pour les plus grands : Dior, Yves Saint-Laurent, Yamamoto. Il est donc suprenant de découvrir cet aspect plus ou moins caché de son œuvre. Tout comme Max Pam, Roversi accompagne ses photos de textes écrits à la main qui font partie intégrante de son livre, Al-Mukalla, récit de son voyage au Yemen en 1993. Acheter le livre (édité à quelques exemplaires seulement et calligraphié à la main), ou les tirages argentiques, de Paolo Reversi, n’est certes pas à la portée de toutes les bourses mais l’évasion qu’il procure, elle, est gratuite.
Et quand les musées et les frontières ouvriront à nouveau, ceux qui se souviendront d’avoir rêvé entre les murs de la galerie Camera Obscura, continueront sans doute à pousser la porte de ces lieux qui présentent des œuvres d’artistes vivants, et un art qui ne l’est pas moins.
Exposition Going East, Voyage vers l’Orient, du 12 février au 3 avril 2021
Galerie Camera Obscura – 268 Boulevard Raspail – 75014 Paris
*Varanasi, Inde, 2020 © Michael Ackerman, courtesy Galerie Camera Obscura.
Pour aller plus loin :
End Time City – Photographies de Michael Ackerman, textes d’Adam Cohen et Christian Caujolle – Nathan, 1999
Going East, Two Decades of Asian Photography – Photographies de Max Pam, introduction de Tim Winton – Editions Marval, 1992
Al-Mukalla – textes et photographies originales (12) de Paolo Roversi – Editions Stromboli, 1995
Et encore plus loin*…
A lire :
« Le manège d’ombres », « Hasards de l’Arabie heureuse », « Les Asiatiques » de Frederic Prokosch
A écouter :
« Les voyages », Barbara, 1959
« Road To The Sun », Roger Bunn, 1970
« Yallah », Jimmy Page & Robert Plant, 1994
« Saadia Jefferson », El Khat, 2019

