Vendredi 6 décembre : Acier trempé

Le réveil est difficile, c’est le moins qu’on puisse dire… Et l’angoisse à son paroxysme : notre photographe et graphiste tout terrain arrivera t-elle à bon port ? Survivra t-elle à plusieurs heures de Bruns BB et de Céline D dans l’intimité claustrophobique d’un blablacar un peu trop mainstream ? Mystère…

Cet emploi du temps complètement décalé nous fait rater le pourtant prometteur James Eleganz programmé à L’Étage. Qu’à cela ne tienne, nous irons voir Jawhar, sensation folk venu de Belgique explorant toute la richesse poétique de la langue arabe et de ses origines tunisiennes. Encore faut-il pour cela se frayer un chemin jusqu’à la salle en question, pleine à craquer. L’Étage est grand, trop grand peut-être pour ce chanteur délicat, capable de se maintenir en apesanteur pour reprendre ensuite son souffle, porté par ses musiciens, pêcheurs de perles venu ramener à la surface les récits de son dernier album, Winrah Mara. Hélas, le son se noie et ne rend pas justice à la justesse de sa voix et à ses orchestrations recherchées qui évoquent plus les compositions de Piers Faccini ou de Fink que celles de Nick Drake, trop souvent cité à son sujet. Qu’importe, le public apprécie et, à n’en pas douter, Jawhar reviendra bientôt en tournée.

Shortparis Nikolay Komiagin Transmusicales Rennes © Caroline Docq pour Horsdoeuvre.fr
Shortparis © Caroline Docq pour Horsdoeuvre.fr

Mais voilà que le ciel se fait menaçant et la pluie commence à tomber, glissant sur les vitres des navettes bondées où s’entassent des festivaliers hilares et survoltés. Heureusement, Caro n’a pas buggé et la voilà à nos côtés, enthousiasme et appareil photo chevillés au corps. Ce soir, c’est Shortparis ! Le groupe venu de Saint-Petersbourg ne le sait pas, mais les quelques aficionados français de leur rock glacé les attendent de pied, et d’objectif, ferme. Quant à moi, je suis prête à livrer Bataille, c’est le cas de le dire…

Mais Shht ! Theophraste se dirige vers le Hall 3 afin de constater si le groupe belge du même nom confirme nos impressions suite à l’écoute de leur album Love, Love, Love, paru en 2018. Clips déjantés, rythmiques « bâtons dans les roues », esthétique déroutante, Shht partage avec nombre de leurs concitoyens du rock belge un goût pour l’absurde et la dérision sur le fil du rasoir. Allaient-ils glisser sur une pente savonneuse (bien préparée par plusieurs morceaux injustement « autotunés » et vous savez tout le mal qu’on pense de ce procédé…) ? La réponse ne se pas fait attendre. Énergique mais dispersé, électrique mais un peu trop éclectique, le style Shht peine à s’imposer et à un micro trafiqué près, manque de peu son envolée. Décidant d’y mettre un point final, Theophraste fuit sans demander son reste et s’en va voir Poing, le projet électro-sonique de François Joncour, et finalement, là, il kiffe.

Et nous ? Pendant ce temps-là, on court ! On court à travers la fosse du hall 9 transformée en un délirant dance floor où les festivaliers – dont la moyenne d’âge a considérablement baissé – semblent déjà souffrir de symptômes lié à la consommation (au moins) d’ergot de seigle. La preuve, ils arrivent à tripper devant le DJ set d’Ocean Hye, beat-maker sud-coréenne dont, non, je ne perçois pas le mix « progressif et solide » pour citer certains confrères. Au contraire, je commence à ressentir un agacement léger, celui d’entendre encore et encore les mêmes enchaînements sonores, jusqu’à songer – vaguement – à passer par-dessus la barrière lorsqu’elle lève la main, signifiant ainsi qu’il lui faudrait encore plusieurs minutes et empiétant de ce fait sur le concert suivant.

 

Pas sûr que ce soit une bonne idée… Et pas sûr non plus que l’introduction planante façon liturgie orthodoxe annonçant la prestation de Shortparis prépare réellement le public à ce qui va suivre. Car au fond, qui connaît cette formation à l’ascension fulgurante en Russie, et l’effet que peut provoquer leur concerts aux allures de grands messes post-punk et de rituels primitifs, à part moi et quelques privilégiés ? Pour l’instant, dans la pénombre bleutée, les membres du groupe commencent à s’installer… C’est moi, où il y a un problème de son ? J’évalue mentalement ce que ça risque de provoquer lorsque, vêtu d’un costume rouge, Nikolaï Komiagin fait son entrée.

Rouge sang, percée de lasers bleutés : le décor est planté. Le crâne rasé, l’air mauvais, le visage crispé, Komiagin s’avance et nous met au défi : le combat peut commencer. Un combat furieux porté par des nappes synthétiques, par deux batteries qui se répondent dans un échange presque martial, et par une guitare peut-être plus présente que d’habitude. Les membres du groupe me l’avaient dit la veille, ils ne savent jamais à priori quels morceaux ils vont jouer, s’adaptant à l’espace et au contexte afin que chaque prestation soit unique. Cette fois, ils optent pour un mix de leurs trois albums avec, baptême du feu, l’interprétation de titres en français et d’extraits de leur dernier opus, так закалялась сталь ou Отвечай за слова*, par exemple, qui, soit-dit en passant, gagnent à être écoutés en live.

Mais pour l’instant, ça barde en coulisse. Nikolaï Komiagin sort de scène entre chacun des premiers morceaux ; on le soupçonne de passer sa rage sur l’ingénieur du son tout en entretenant le mythe. Soliste indomptable, performer androgyne et dérangeant, il continue sur sa lancée, inquiète, menace, provoque et cogne sur ce tout qu’il peut, y compris les baffles, se lançant dans de brutales chorégraphies, bientôt rejoint par Danila Kholodkov, percussionniste et mime élastique. J’exulte. Et le public rennais ? Il exulte aussi. Y compris lorsque Nikolaï Komiagin descend de scène, prêt à en découdre – ça fait partie du show – , escalade les barrières, embrasse violemment un pauvre type qui n’a rien demandé ou crache de l’eau comme on vomit sa haine. Le punk, la hargne, l’électro, à Rennes on connaît, on gère, et on applaudit. Va savoir s’ils s’y attendaient…

Shortparis Danila Kholodkov Transmusicales Rennes © Caroline Docq pour Horsdoeuvre.fr
Shortparis © Caroline Docq pour Horsdoeuvre.fr

Hélas, Shortparis, c’est déjà terminé, ne reste plus qu’à attendre Marc Rebillet. Marc qui ? Jean-Louis Brossard apparaît soudain pour nous annoncer une « bonne » et une « mauvaise » nouvelle. Marc Rebillet n’est pas là pas mais il sera remplacé au pied levé. En fait, il n’est pas venu du tout… Hein ? Pardon ? Je n’en reviens pas. On me murmure qu’effrayé par les grèves et l’abominable violence des Français, il aurait déclaré forfait : je n’en crois rien, c’est impossible ! Il doit y avoir autre chose. Mais quoi , nous n’en saurons rien. Alors, épuisée, et n’ayant pas d’ingé son à terroriser, moi-aussi je déclare forfait. Mais déjà le ciel blanchit… qu’on aille me chercher sans retard, l’ami qui soigne et guérit… Champagne** !

Merci à la formidable Caroline Docq pour son live report photographique

* Je n’ai aucune pitié, il va falloir vous mettre au russe…
** Merci au grand Jacques Higelin, il fallait bien ça.