Jeanne Added — Interview

Elle a fait sensation, c’est le cas de le dire, aux TransMusicales de Rennes et en un seul single, War Is Coming, elle a fait plus de bruit que toutes ses consœurs réunies. Rencontre avec l’Athéna du rock français à l’occasion de la sortie de son (très bon) album, Be Sensational.

Be Sensational sort le 1er juin 2015. Le grand public en connait surtout le single, War Is Coming, mais tu es loin d’être une débutante, musicienne accomplie, violoncelliste classique de formation. Qu’est-ce que tu gardes de cette expérience ?

J’ai arrêté le violoncelle depuis bien longtemps, j’ai préféré très vite faire du chant. C’est un instrument que j’avais choisi mais mon rapport avec lui était relativement inexistant. Il m’est arrivé d’avoir un peu de plaisir avec mais c’est absolument sans comparaison avec ce que j’éprouve quand je chante.

Jeanne Added
Jeanne Added © Marikel Lahana

La voix est donc pour toi un instrument beaucoup plus naturel ?

Oui, car pratiquement tout est à refaire au quotidien. C’est un instrument sensible dont le son change selon que tu as bien dormi la veille, pris froid, trop mangé à midi ; il est en évolution permanente. C’est ce que m’a appris mon professeur, Emmanuel Cury, avec qui j’ai travaillé et qui m’a formée au chant lyrique.

Tu as travaillé le répertoire d’opéra ?

Pas vraiment, la technique était classique mais sans application concrète, ou presque. Néanmoins, la technique lyrique est sans doute la meilleure, la plus fine, la plus subtile, la plus développée, en ce qui concerne la respiration, par exemple. On y apprend comment utiliser son corps pour projeter sa voix…

Tu as du tout de même un peu étudié les classiques ?

Quasiment pas ! J’ai des bons souvenirs de Webern… Je me rappelle m’être cassée les dents sur Bach qui est extrêmement difficile en termes d’appui vocal… J’entretenais un rapport plus naturel avec Mozart mais au bout du compte, je connais très peu le répertoire.

Cette technique t’a tout de même été utile non, même si tu fais du rock ?

Oui, oui, elle me sert tous les jours. Emmanuel est un ancien danseur et il m’a appris à utiliser mon corps comme vecteur de chant et ça, je le mets en œuvre au quotidien. Après, j’ai une tendance à oublier tout, tout le temps. Parfois, j’arrive à me faire mal toute seule alors que je suis armée pour éviter ça. Mais je ne le fais pas…

Sur ton E.P #1 figurait des adaptations de textes poétiques en musique et une reprise de Prince, Little Red Corvette, extrait de Purple Rain… Toujours de Prince, tu as également chanté sur scène et a capella sa Ballad Of Dorothy Parker, c’est un artiste important pour toi ?

J’ai découvert « l’album avec le signe »* quand j’étais adolescente et j’ai ensuite écouté toute sa discographie. C’est une vieille histoire du coup, en ce moment, je ne l’écoute presque plus… Ce que j’aime chez lui, c’est son attitude sur scène, cette manière qu’il a d’être complètement dans la musique et de pourtant glisser ce petit clin d’œil qui veut dire « ce n’est pas si sérieux que ça hein ? ». Ça ne veut pas dire qu’il se fiche de la gueule du monde ou quoi que ce soit mais il s’agit de mettre un peu de distance, de se rappeler qu’on est là pour passer un bon moment, que c’est juste de la musique et que la vie est belle… De ce point de vue-là, il m’a sauvé la vie plus d’une fois (rires). Il m’a remise dans le droit chemin et ça m’a reconnectée au plaisir de faire de la musique.

L’envie d’adapter des textes littéraires, comme le poème de James Elroy Flecker, cela correspond à un goût particulier pour la littérature ?

Oui, j’aime ça, mais à l’époque, je cherchais surtout des textes à mettre en musique parce que je n’arrivais pas écrire toute seule. Je suis tombée par hasard sur ce mec-là, je n’en n’ai jamais rien lu d’autre (rires). Lorsque je compose, je pars parfois du texte ou j’ai des envies de rythme, de tempo, de mélodie. Look At Them, par exemple, est une ballade qui est partie d’une envie mélodique, une envie d’intervalle.

Il y a également sur Be Sensational des morceaux très rythmés, très répétitifs, comme Back To Summer où tu te contentes de répéter sans cesse la même phrase…

Oui, c’est un morceau plus léger. J’étais chez Dan** en Normandie et c’était le premier jour de l’été. J’étais là pour travailler et un soir, j’ai décidé d’aller me promener ; la nature est très très belle là-bas. L’air était chaud et c’est cette sensation de chaleur sur ma peau que je voulais évoquer. Je suis rentrée, j’ai ouvert mon ordi et en quelques heures j’ai bouclé le morceau (elle chante le thème), je l’ai fait écouter à Dan et ça lui a plu.

Comment s’est passée votre collaboration, quel pourcentage de Dan Levy retrouve-t-on dans l’album ?

Voyons… (Elle fait mine de compter sur ses doigts) En fait, j’ai rencontré Dan par l’intermédiaire de ma très chère amie Marielle Chatain avec qui j’ai tourné pendant un an et demi en duo et qui, accessoirement, joue dans The Dø. Bon, Dan raconte l’histoire qu’il m’a entendue à la radio sans savoir que c’était moi et qu’il a vraiment aimé… Ensuite, avec Olivia, ils m’ont demandé de faire la première partie de leur tournée d’automne sur Both Ways Open Jaws. Dan m’a proposé de travailler avec lui quasiment dans la foulée mais ça a pris un peu de temps : le temps de faire quelques pompes et un peu de muscu dans ma chambre pour que je me sente la carrure d’accepter. Ça nous a pris une bonne année d’allers-retours. Dan terminait également son 3ème album avec The Dø ; on se voyait deux jours tous les deux trois mois et je lui apportais de nouvelles chansons, de plus en plus abouties. C’était à la fois très dilué dans le temps et très intense, une manière de travailler efficace, tendue, électrique.

A l’écoute de l’album, on ne perçoit pas particulièrement « le son The Dø »…

Je ne trouve pas non plus… Dan a d’ailleurs été hyper respectueux avec ma musique, jamais intrusif. Il m’a vachement poussée à développer mon écriture, n’a jamais cherché à se l’accaparer. En revanche, il a sans doute beaucoup apporté du point de vue des rythmiques.

L’utilisation des machines donne à l’ensemble un côté sombre, presque froid.

Nous avons travaillé avec des machines car Dan travaille beaucoup comme ça en ce moment. Malheureusement, je pense que sans, la tonalité de l’album aurait été la même. En ce qui concerne le terme « Cold Wave », hum, ce n’est pas parce que c’est « froid » — chose que j’apprécie – que c’est « Wave » (rires).

Ton disque s’appelle Be Sensational, qui est également le titre placé au centre de l’album, c’est un message ?

Oui, l’important c’est d’essayer ! (rires) Plein de gens m’ont dit que ce disque parlait beaucoup d’amour et je suis assez d’accord : c’est une déclaration d’amour. On exige beaucoup que de ceux qu’on aime… Si cette déclaration, c’est à moi-même que je l’adresse, c’est bon signe… Sinon, c’est à l’humanité, à ceux qui m’entourent, que je la fais. J’ai juste envie que tout se passe bien…

Ça me fait penser au titre Be Brave de Shara Worden (aka My Brightest Diamond), c’est un peu la même énergie… Dans ton album reviennent d’ailleurs sans cesse les thèmes de la guerre, de la peur, de la lutte. Est-ce que peur et amour sont liés pour toi ?

J’ai beaucoup combattu ma peur, mes peurs, en écrivant cet album. Je trouve que l’on nous incite sans arrêt à avoir peur. En étant branchés sur les fils d’actualité, sur les réseaux, nous sommes invités à tourner en rond et à devenir paranoïaques. On cherche à nous manipuler mais nous sommes plus forts que ça.

Jeanne Added - A war is comingPour moi, c’est la thématique de l’isolement qui ressort fortement de ton album…

C’est formidable que mes chansons puissent prêter à interprétation. Je suis toujours profondément émue lorsqu’on peut se raconter une histoire sur une musique qui, au départ, est toute personnelle. Mais oui, j’ai dû me battre contre moi-même pour sortir de ma chambre !

Est-ce que certaines œuvres t’ont permis de te sentir moins seule ?

Oui, il y a une lecture qui a changé ma vie, c’est le King Kong Théorie de Virginie Despentes. Pour moi, il y a un « avant » et un « après » ce livre. Je suis féministe mais pas militante, je suis féministe comme je suis antiraciste, pour moi c’est la même chose. Pourtant, je me sens très privilégiée de ce point de vue-là, j’ai été très rarement confrontée à ce genre de problème. Étant chanteuse et pas batteuse, ou saxophoniste, je ne prends la place de personne. Une « fille qui chante », ça rentre dans les cases, une instrumentiste, moins. Les musiciennes qui m’accompagnent sur scène auraient plein de choses à raconter, c’est atterrant ! En résumé : « c’est pas gagné »…

Pour changer de sujet, tu as fait récemment partie du spectacle Wiebo de Philippe Découflé, quelles chansons de David Bowie y as-tu interprétées, est-ce que c’est un artiste que tu admires ?

Let’s Dance… J’arrivais sur scène en sautant partout avec plein de danseurs, c’était fabuleux. J’ai également chanté Oh You Pretty Things et, euh… (Elle chante)

Ashes To Ashes ?

C’est ça ! Five Years également… J’ai un peu pris ce qui restait mais je suis très bien tombée, j’étais ravie. Je connaissais mal Bowie car je suis assez peu sensible, à priori, aux artistes qui sont à fond dans l’image, ça met toujours un peu de distance entre eux et moi au lieu de m’interpeller. Je l’ai donc redécouvert à cette occasion. Ce qui est génial, c’est la profondeur de ses textes, qui sont passionnants pour ceux qui aiment raconter une histoire. Le côté éphémère de la création était également très excitant.

La scène, c’est important pour toi ?

C’est l’endroit où disparaît le troisième œil, là où tu arrêtes de te juger, où tu dois vivre seulement l’instant présent, sinon aucun lien ne se créé avec le public. Il faut ouvrir ses mots, sa musique, pour que les gens puissent s’y projeter. Quand ça marche, c’est phénoménal. Ce serait grandiloquent de dire que je ne vis que pour ça mais c’est vrai.

Jeanne Added nous a fait le plaisir de nous concocter une mini playlist accompagnée de ses accords mets-vin. En attendant de la voir en live et de dévorer son disque, régalez-vous !

Liars – Mess On A Mission

A écouter en dégustant une salade de lentilles vertes — Jeanne est végétarienne — bien relevée par de la vinaigrette, des échalotes et des herbes fraîches.

Prince – Darling Nikki

Indispensable avec un dessert tout en meringue glacée, chantilly et fraises bien mûres…

The Cure — All Cats Are Grey

Une chanson qui lui donne soif ! Au choix, un alcool amer et fort ou plus simplement, une vodka à l’herbe de bison.

*Note de la rédaction : le nain pourpre ayant été prolixe et volontairement opaque dans les années 1990, espérons qu’il s’agit bien du Love Symbol Album, sorti en 1992…

**NDLR : il s’agit de Dan Levy de The Dø bien entendu !