Fionn Regan, interview entre deux eaux

Il pleut, ah, il pleut, en ce jour de printemps frileux, et juste devant moi s’avance une silhouette immédiatement reconnaissable. Cheveux épais et taillés à la mode de 1966 (avril, pour être précis), long manteau en toile faussement grossière, chemise vintage où s’épanouissent des fleurs psychédéliques et lunettes de corne blonde – assorties aux chaussures fauves, impressionnantes –, Fionn Regan n’a rien à envier à ses compères de l’indie-folk irlandais, loin de là, et j’ai hâte de lui parler de son dernier album, The Meetings Of The Waters.

Une fois traversé les rangées de vêtements d’une galerie sobre et branchée, un escalier nous mène vers une petite pièce dénudée. Cadres, photos, magazines sur papier glacé, l’endroit se prête à une rencontre placée sous le signe de la confidence et du secret. Pour peu que l’on puisse s’asseoir… Pas de chaise, rien, juste un banc minuscule coincé près de la rampe d’escalier. Je propose de m’asseoir par terre ; poli, il fait de même ; je proteste. Posé, il ajuste les verres fumés qu’il avait brièvement retirés, laissant entrevoir des yeux d’un bleu délavé.

You pulled a rainbow from my skull / And you said “look at that”
Cormorant Bird

Pendant cinq ans, je me suis inquiétée, et je lui déclare d’emblée. En 2012 sortait son 4ème album, The Bunkhouse Vol. 1: Anchor Black Tattoo, un sommet de folk dépouillée, et puis… plus rien. Etait-ce intentionnel ? Il sourit, hésite, hé bien… je ne suis pas du genre à enchaîner les albums, si on compte bien, j’en ai fait un, deux, trois, le tout en très peu de temps… Là, je ne me voyais pas faire un album pour faire un album, il me fallait du temps pour évoluer. J’avais vraiment l’impression d’être arrivé au bout d’un cycle, d’avoir à traverser un pont pour trouver ce que je cherchais, ce qui m’a pris un peu plus longtemps. Et puis, deux trois chansons sont arrivées et elles ont été en quelque sorte la lumière qui m’a guidé vers la suite de l’album.

Mais tout de même, ne donner aucune nouvelle, même pas sur les réseaux sociaux ! (On notera à quel point cette regrettable habitude a gagné jusqu’aux journalistes les moins “digital native”). Toujours caché derrière ses lunettes, Fionn semble contempler un horizon lointain : Je… je ne sais pas trop, j’avais fait quelques peintures, je me demandais ce que j’allais faire ensuite et j’ai pensé que je pourrais m’adonner à d’autres formes d’art, du moins pendant un certain temps. Mais au fond, lorsque tu composes des chansons, tu n’as pas vraiment le choix, car ces chansons viennent… d’ailleurs. Il y a des gens qui écrivent, écrivent encore ; pour moi, cela ne fonctionne pas comme ça. J’ai pourtant essayé de m’imposer une certaine discipline, mais sans succès. A l’inverse, être de ce bois-là fait que lorsque la musique, ou les images, s’imposent à toi, tu ne peux pas les arrêter.”

Curieusement, chez Fionn Regan, ce tiraillement entre musique et peinture, abstractions sonores ou en deux dimensions, se solde par une certaine modestie : “Non, je n’ai pas vraiment étudié la peinture et au final, lorsque vient le soir, je reste un songwriter, je peins surtout pour la joie que cela me procure. C’est intéressant, lorsque tu joues de la musique sans arrêt de, de… Il cherche soigneusement ses mots, hésite. Je l’interromps : “de s’exprimer autrement ?” – Oui, car c’est très différent ; dessiner, c’est très rapide, viscéral, et j’exprime alors quelque chose d’autre, mais… je ne sais pas quoi ! (rires) Un peu comme pour mes chansons d’ailleurs, elles ont leur vie propre, elles évoluent, grandissent naturellement, de manière presque organique. De la même manière, lorsque tu entres en contact avec une autre oeuvre d’art, ce que tu éprouves te dépasse souvent, tu peux juste constater à quel point elle t’élève.”

It’s so hard to say it / when your heart is frozen / like a winding river
Wall Of Silver

Accords délicats, textes recherchés, visuels où cheminent son étrange écriture, mais quelles sont les influences, les œuvres, ou les artistes qui ont bien pu compter pour lui ? Là aussi, il s’arrête, cherche ses mots, semble presque rétif à toute affirmation trop définitive : D’un point de vue artistique, tout est si fragmenté que je ne pourrais pas te répondre, comme beaucoup de gens, que j’aime tel ou tel artiste en particulier, mais j’apprécie vraiment l’expressionnisme abstrait, tout ce qui a trait à ce courant.” Là, je n’y tiens plus et lui fait remarquer à quel point sa musique, particulièrement sur le dernier album qui se clôt par Tsuneni Ai (12 minutes de ressac ambient tout de même), est parfois abstraite, insaisissable. Il ne nie pas, au contraire, et sourit derrière ses lunettes.

Fionn Regan © Autumn de Wilde
Fionn Regan © Autumn de Wilde

Abstraite et poétique… Ses textes sont pétris d’images, de métaphores parfois mystérieuses, ce qui est plus qu’inhabituel en comparaison de nombreux de ses confrères. Cette fois, il semble sincèrement touché Oh, merci ! Ce qui est plus inhabituel encore, c’est de le souligner ! C’est vrai que l’écriture de chansons peut tendre vers la poésie, s’en rapprocher, et le processus est sensiblement le même. Néanmoins, je crois que si j’écrivais de vrais poèmes, ils seraient très différents de ce que je fais actuellement. Les poèmes ont une vie propre, ils sont un univers à part entière. Alors, parfois, oui, peut-être, je m’en approche, mais très brièvement. Les mots sont, tu sais…”

 

Mouth is of sapphires / When you speak /There’s a spark
The Meetings Of The Waters

Volatiles, mystérieux, comme Fionn Regan lui-même, ou l’image qu’il a décidé de donner ce jour-là. Son dernier clip, The Meetings Of The Waters, en est un exemple parfait, et pas seulement pour la présence de Cillian Murphy, acteur irlandais devenu l’icône que l’on sait grâce à la série Peaky Blinders. Oui, nous nous connaissons et il m’a offert de participer à la vidéo, c’est vraiment quelqu’un de très ouvert, un esprit libre. Quant à l’idée, à l’histoire qu’elle raconte, c’est une sorte de “koan zen”, une question sans réponse. On peut toujours se demander où cela veut en venir exactement, il n’y a pas d’explication et il n’y en aura jamais, j’adore cette idée !”

The Meeting Of The Waters… C’est également le titre de son dernier album, un titre à première vue énigmatique, à moins d’être irlandais ! Car ces eaux se rencontrent quelque part dans le County Wicklow, au sud de Dublin. Et s’il faut y voir effectivement un symbole de la genèse de l’album – Fionn a écrit plusieurs de ses chansons à quelques pas de là -, c’est également une métaphore. Je ne me suis jamais dit que j’allais faire un album concept, ce n’était en aucun cas intentionnel, mais j’ai eu l’impression que deux courants, des influences que je n’avais encore jamais exploitées, se rejoignaient à l’origine de ce disque, comme ces deux rivières justement. »

Fionn Regan © Autumn de Wilde
Fionn Regan © Autumn de Wilde

Et c’est vrai qu’il est surprenant, cet album ! A la fois très éloigné de l’énergie “dylanesque” de The Shadow Of An Empire, il oscille parfois entre l’extrême délicatesse de The End Of History – Bon Iver ne s’y est pas trompé en samplant un passage d’Abacus, l’un des titres de l’album – , et le lyrisme évanescent de 100 Acres Of Sycamore, délaissant complètement le dépouillement de The Bunkhouse Vol.1 – Anchor Black Tatoo, pour finalement se frotter à des arrangements nettement plus présents, voire plus électro. Fionn ne conteste pas : J’ai toujours travaillé dans l’impulsion, une fois que j’ai des chansons, je les enregistre très vite. C’est ce dont nous parlions tout à l’heure, cette manière spontanée d’aborder l’expression artistique. Les choses arrivent comme ça, sur le moment, ce qui confère à l’ensemble une grande énergie. J’aime vraiment ce que d’autres considèrent comme une erreur : un tambourin qui jouerait légèrement à contre-temps, une fêlure dans la voix. Je crois qu’il y a de ça dans la plupart de mes albums. Pour celui-ci, je voulais quelque chose de différent, que ce soit un album studio, plus produit, d’où sans doute l’ajout de sonorités électroniques.”

I know about the rain / I grew up with it”
Euphoria

Une tournée se profilant à l’horizon, je l’interroge, doit-on s’attendre à le voir entouré de machines ou seul avec sa guitare comme il l’a souvent fait ? Hé bien, ce sera au cas par cas, selon la chanson, et l’endroit, et le songwriter envisage sérieusement des répétitions avec des musiciens. Je ne suis pas un solitaire, pas du tout, je n’aime pas tourner seul, contrairement à ce que ma musique pourrait faire penser. En fait, j’ai toujours voulu faire partie d’un groupe !” Là, il sourit franchement, ravi de l’idée. Mais être seul en scène permet de développer un style musical très particulier, c’est une des choses les plus incroyables qui soit. Pour peu que tu sois dans la bonne salle, au bon moment, avec la bonne acoustique, l’énergie est juste incroyable. Pourtant, parfois, tu as comme l’impression de porter une rivière. Il considère la salle autour de lui, l’espace, sa clarté particulière et constate à quel point l’écho est satisfaisant. Porter une rivière, sur le dos ? Voilà qui est singulier ; je lui fait répéter. Oui, c’est un sentiment magnifique, cette réverbération, mais parfois, tu voudrais juste qu’il ait plus de gens autour de toi. Je commence à sentir un torrent froid s’abattre sur mes épaules, un vague trac.

Prise de mélancolie, ma bande magnétique hésite elle-aussi et de guerre lasse, prend un chemin de traverse. Nous nous serrons la main. Je n’en saurai finalement pas tellement plus que ce qu’avait bien voulu me révéler son disque. Fionn Regan rajuste son manteau, prépare sa guitare, son sac, et en redescendant dans la galerie, je me demande si l’on y vend des écharpes de brumes, ou des capes de diamants. Le temps est à la pluie après tout…

Fionn Regan – The Meetings Of The Waters – ℗ 2017 Abbey Records

 

UN DINER AVEC FIONN REGAN

Fans, à vos fourneaux et à vos platines ! HdO étant un magazine aussi gourmand que musical, nous avons demandé à Fionn d’imaginer un repas selon ses goûts. Le résultat est… surprenant. Au menu : cuisine italienne et English Pop !

En entrée :
Vite, aller chercher le Magical Mystery Tour des Beatles et sélectionner All You Need Is Love. Des tomates fraîches, du pain grillé, un peu de mozarella, une pointe d’ail et de basilic : votre bruschetta est prête !

Le plat principal :
Convoquez les frères Gallagher et leur Definitely Maybe, à la plage Live Forever, ce sera la bande-son de votre pizza Margarita ! On ne vous donne pas la recette, c’est trop facile. Demandez juste une pâte à pain à votre boulanger, qui sait, il vous chantera peut-être “We’re gonna live forever”…

Pour le dessert :
Pas de doute, “Today is gonna be the day”, le tout sur Wonderwall, toujours d’Oasis, LE tube extrait de (What’s the Story) Morning Glory ?, sorti en 1995. Mmm, des cannoli, des petits rouleaux siciliens de pâte frite fourrés de crème à la ricotta que l’on peut parfumer de zestes de citron, de chocolat ou de pistaches. Pour faire passer le tout, servez un espresso, bien serré !