Jay-Jay Johanson : Interview

Fans de tous poils du plus atypique des songwriters suédois, j’ai nommé Jay-Jay Johanson, réjouissez-vous ! Il est de retour avec un nouvel album, Cockroach, qui sortira fin septembre 2013. Nous l’avons rencontré il y a quelques semaines… Un entretien passionnant et non dénué d’humour qui, c’est juré, ne vous donnera pas le cafard !

www.horsdoeuvre.fr : Cockroach (cafard), c’est le titre de ton dernier album. Noir, long et désespérant, cet insecte profondément mélancolique vient-il te rendre souvent visite ?

Jay Jay JohansonJay-Jay Johanson : L’analogie entre le nom de cet insecte et la tristesse est typiquement française, elle n’a pas de sens dans le reste du monde ! En revanche, on s’accorde partout à le haïr, à l’abominer ; dès qu’on le voit, on le chasse, on l’écrase. Pourtant, s’il y avait une guerre nucléaire, hommes et bêtes disparaîtraient, mais les cafards, eux, survivraient ! Quant à moi, je n’aime pas détester les choses. Voilà pourquoi j’ai voulu prendre cet insecte comme point de départ pour en faire quelque chose de beau, d’important. J’aime l’idée que les gens prononceront le mot « Cockroach » avec plaisir, qu’il prendra une connotation positive. De plus, j’ai survécu bien plus longtemps dans le monde de la musique que je ne l’aurais cru. Au début, je pensais que je ne ferais probablement qu’un seul disque. Puis, au moment de mon troisième album, après mon dernier concert à l’Élysée-Montmartre en novembre 2000, je me sentais vide, je n’avais plus d’idées pour de nouvelles chansons, alors j’ai pensé que c’était la fin de ma carrière. Je ne me sentais pas triste, je me disais simplement que j’allais arrêter là, que j’avais vécu une expérience fantastique. Et puis finalement, les chansons sont revenues et me voilà, après dix-huit ans de carrière… Un survivant, comme ce fameux cafard !

HdO : Mais tu aurais également pu appeler cet album Caméléon, qu’en penses-tu ?

Jay-Jay Johanson : Beaucoup de personnes me voient en effet comme quelqu’un de versatile, mais c’est faux. Je continue à faire la même chose depuis mon premier album (Whiskey). Je me suis essayé une seule fois à quelque chose de différent : c’était avec Antenna. Sur certains titres  de l’album, comme Cookie ou Tomorrow, enregistrés juste après Poison, je voulais surtout m’amuser, d’où les arrangements électroniques et l’utilisation des cordes, un peu comme sur les cinq premières chansons de Rush, enregistrées en France avec un producteur de house music, mais c’est tout ! C’est la seule fois où j’ai volontairement changé de style et ça ne concerne que huit chansons en tout ! J’ai vraiment l’impression de travailler comme à mes débuts… Ce sont surtout les moyens techniques qui changent. Bien sûr, comme n’importe quel artiste ayant réalisé plus de trois albums, je ressens le besoin d’essayer des choses différentes, mais la ligne directrice reste la même. Je ne me suis jamais senti  caméléon, mais alors pas du tout ! En revanche, je comprends que pour les gens qui me voient en photo tous les deux ans environ, mes cheveux ou ma barbe poussent, ou le contraire (sourire), mais pour le reste rien ne change.

HdO : Tout de même, de Whiskey à Rush, tu utilises ta voix différemment ?

Jay Jay JohansonJay-Jay Johanson : Non, je ne trouve pas. Si tu fais allusion à Whiskey  et au titre Just Tell The Girls I’m Back In Town, où ma voix semble plus grave, c’est sûrement l’un des seuls morceaux où j’aie tenté de chanter comme un crooner, dans un style à la Frank Sinatra. Écoute bien It Hurts Me So ou The Girl I Love Is Gone, tu verras que la tessiture et le placement sont les mêmes que sur Rush. Et pour bien replacer ma tentative sur Just Tell The Girls dans son contexte, il faut savoir qu’en 1995, au moment de l’enregistrement, je n’étais jamais entré en studio, je n’avais même jamais eu un micro dans la main de ma vie ! Voilà pourquoi je me suis essayé sur ce disque à plusieurs techniques de chant : je ne savais pas vraiment comment faire ! C’est seulement à partir de Poison que je me suis senti vraiment en confiance, que j’ai su exactement où je voulais aller. Sur les titres plus « dance » de Rush, nous avons juste pensé qu’une tonalité plus élevée conviendrait à ce rythme syncopé.

HdO : Être toujours le même et à la fois autre, n’est-ce pas l’apanage de tous les êtres humains, et de chaque artiste ?

Jay-Jay Johanson : C’est vrai que si je regarde ma collection de disques, il y a des artistes comme David Sylvian, Neil Young ou David Bowie qui ont traversé des phases extrêmement différentes. Neil Young, par exemple, a vécu une période très particulière dans les années 1980, pour revenir dès les années 1990 à ce qui me semble être plus proche des années 1970. Quant à Bowie, ce n’est même pas la peine d’en parler, lui change véritablement d’un disque à l’autre ; lui se voit sans doute comme un caméléon !

HdO : Ton premier single, Mr Fredrikson, donne d’emblée le ton. Des rythmiques profondes, une atmosphère intimiste, une tonalité qui semble amorcée depuis le titre Dilemma  sur  Spellbound, ton avant-dernier album… Est-ce que je me trompe ?

Jay-Jay Johanson : Non non, Dilemma est le dernier titre sur lequel nous avons travaillé pour Spellbound. J’ai conçu la quasi-totalité de l’album dans ma chambre à la guitare acoustique et au piano, mais j’ai immédiatement senti que Dilemma  méritait d’être habillé d’un costume plus généreux. En studio, nous avons superposé des couches d’arrangements ainsi que la partie percussion, qui tranchent par rapport au reste. Je me suis tout de suite dit : « C’est cool, c’est fun, voilà comment j’imagine mon prochain album ! » Ensuite, nous avons commencé à travailler sur Cockroach relativement vite et à nous focaliser sur ces rythmiques plus punchy (que l’on entend très bien dans Mr Fredrikson), ce que je n’avais pas fait depuis longtemps, à part peut-être dans Poison. La manière de raconter des histoires dans Cockroach est sans doute plus douce, même s’il y a quelque chose de paranoïaque dans Mr Fredrikson, tous ces soupçons que mon personnage nourrit à l’égard de sa femme.

 

HdO : La trahison amoureuse, l’abandon sont des thématiques récurrentes dans tes chansons…

Jay-Jay Johanson : Ce qui est plutôt étrange, car j’ai rencontré ma femme il y a maintenant douze ans et nous vivons une relation très stable. Mais c’est sûrement parce que j’écris toujours quand je suis seul, quand je suis loin de chez moi, dans des chambres d’hôtel ou des aéroports, et que les miens me manquent. Je commence alors à regretter ce que j’ai fait ou ce que je n’ai pas fait et de cette frustration naissent mes chansons. En fait, quand je suis avec ma famille et mes amis, tout va bien, je suis heureux et du coup je n’ai pas le temps d’écrire ! Comme pour beaucoup de gens, l’écriture a toujours quelque chose de thérapeutique, elle permet d’exprimer ce qui est là quelque part dans notre tête, nos sentiments les plus profonds. Je ne sais pas pourquoi ce que j’exprime est plutôt sombre, ça a toujours été comme ça. Pourtant je ne me considère pas comme quelqu’un de triste ou négatif, au contraire je suis plutôt curieux et positif.

HdO : Dans la vidéo de Mr Fredrikson, tu conduis une Renault 19. Doit-on interpréter ce côté vintage comme une allusion au passé, avec une certaine nostalgie ?

Jay Jay JohansonJay-Jay Johanson : Pour dire la vérité, le réalisateur de cette vidéo est l’un de mes amis proches – il a réalisé mes neuf dernières vidéos – et nous avions décidé d’utiliser sa voiture, une jolie Volvo, et de rouler loin de Stockholm avec des effets de conduite de jour et de nuit. Le matin même du tournage, sa superbe nouvelle voiture n’a tout simplement pas démarré. Il faut dire qu’il faisait très très froid. Alors nous nous sommes dit : « Il faut absolument tourner aujourd’hui, que faire ? » La seule personne que j’aie réussi à contacter, c’était mon batteur. Je savais qu’il avait une voiture mais je ne savais pas du tout à quoi elle ressemblait ! Quand j’ai ouvert la porte et mis le contact, c’était la première fois que je voyais un modèle du genre et… c’était juste parfait ! En plus, c’est peut-être une antiquité mais elle, elle roule par -10°C ! Ça, c’est une bonne idée de publicité : les voitures françaises démarrent par tous les temps, là où les Suédoises restent en plan ! Et en fait, j’ai eu le coup de foudre, je me suis dit que c’était vraiment le modèle que je voudrais avoir. C’est vrai aussi que ça me rappelle les années 1990, quand j’ai commencé avec Whiskey, au moment de la révélation de l’album Blue Lines de Massive Attack, de l’émergence du trip-hop et du travail du label Mo’Wax : c’était fantastique !

HdO : Pourquoi as-tu choisi de faire une reprise du negro spiritual Dry Bones dans ton dernier album ? L’effet est assez curieux, il faut bien l’avouer !

Jay-Jay Johanson : En fait, nous avions déjà bien progressé dans l’enregistrement et, au bout d’une dizaine de chansons, j’ai trouvé l’ensemble assez pesant. Il m’a semblé qu’une respiration au milieu de l’album serait la bienvenue. Mon père passait souvent ce morceau quand j’étais enfant, et la référence à l’anatomie, aux os, m’a marqué. Un jour, en studio, alors que mes musiciens étaient en pause, j’ai commencé à fredonner cet air, comme une réminiscence, puis je l’ai enregistré. Quand ils sont revenus, ils m’ont tous dit : « C’est complètement dément, tu dois absolument le mettre dans ton album. » Donc c’est à la fois surprenant mais très « Jay-Jay » ; mes références restent les mêmes : les années 1950 de Chet Baker, les negro spirituals…

 

HdO : Et en même temps, c’est plutôt amusant, et mystérieux…

Jay-Jay Johanson :  Il faut dire que faire une chanson sur un squelette, c’est franchement bizarre. J’ai toujours été attiré par ce côté sombre. Ça aurait pu être la chanson d’un vieux Tim Burton, Edward aux mains d’argent par exemple.

HdO : Cockroach laisse une impression étrange, un peu comme si il avait été enregistré par le Jay-Jay d’il y a quinze ans tout en étant différent, marqué par une expérience musicale riche et variée. Retour aux sources ?

Je suis conscient d’avoir fait partie d’un courant musical émergeant propre aux années 1990, cela fait partie de moi désormais. Et effectivement, j’ai expérimenté beaucoup de choses depuis, ce qui fait que je ne travaille plus du tout de la même manière qu’à l’époque. Par exemple, on utilisait beaucoup de samples, alors que je collabore désormais avec de vrais musiciens, en chair et… en os.

Hdo : Certaines chansons de l’album, avec leurs harmonies mélancoliques, font presque penser à Nick Drake.

Jay Jay JohansonJay-Jay Johanson : Nick Drake a eu une certaine influence sur moi, particulièrement sur Spellbound, peut-être parce que j’ai beaucoup travaillé à la guitare pour cet album. Sa vie, sa période créatrice finalement très courte ont fait de lui une icône, c’est vrai. Pourtant, paradoxalement, il ne m’a influencé que de manière indirecte, je me suis toujours senti beaucoup plus proche de Chet Baker, pour son écriture et ses sonorités. Mais après tout, Nick Drake et Chet Baker ne sont pas si éloignés l’un de l’autre, alors…

Hdo : Aux antipodes de ce style musical, penses-tu être un jour susceptible d’enregistrer à nouveau de l’électropop, comme sur Antenna ?

Jay-Jay Johanson : Je ne sais pas… Si un jour je m’essaye à nouveau à quelque chose de plus « uptempo », je le ferais très différemment, probablement de manière beaucoup plus expérimentale ; je n’ai pas de plan prédéterminé. Pourtant, je sais que beaucoup de gens m’ont découvert grâce à ces morceaux plus « dance », notamment aux États-Unis où je n’étais pas édité dans les années 1990.

HdO : Ta notoriété artistique varie vraiment d’un pays à l’autre. Étonnamment, tu es moins célèbre en Suède, ton pays, que dans d’autres contrées… Comment expliques-tu cela ?

Jay-Jay Johanson : Je ne sais pas. Il est certain que lorsque je me produis dans des pays comme le Mexique, la Chine ou l’Argentine, je suis perçu comme exotique par le public et les journalistes, un peu comme Björk mais dans un style différent. Alors bien sûr, en Suède, je ne suis pas exotique du tout, je suis même affreusement normal (sourire), ça pourrait être une explication. Mis à part ça, ça a peut-être à voir avec ma manière de composer. Quoi qu’il en soit, la Scandinavie est bien l’endroit sur terre où je vends le moins de disques, c’est évident !

 

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