La madeleine Au Fond du Jardin

Strasbourg, parenthèse enchantée. A deux pas de la cathédrale, et pourtant étonnamment loin de toute frénésie touristique, nous avons découvert, Emilie et moi, un havre de paix : Au Fond du Jardin. Nous ne l’avons pas « déniché », le petit éden étant une véritable institution dans cette « ville des routes ». Nous avions d’ailleurs été prévenues, avant de partir pour notre week-end entre amies : « Pour aller bruncher Au Fond du Jardin, il faut réserver, selon les saisons, deux à trois mois à l’avance »… Attirées par la devanture, entre cottage et maison de poupée, nous décidions cependant de forcer notre chance. Il faudrait revenir… pour le Tea Time !

Un hmm d’exception !

16h30. Le soleil, éblouissant, tape dur. Parce que nous fuyons la grisaille parisienne et ses pluies intempestives, nous nous installons en terrasse. Les multiples essences aux feuillages hauts nous assureront un délicieux ombrage. Notre hôte, « Fred », se présente en même temps que les cartes. Il reviendra nous conseiller dans quelques minutes. Cela vaut mieux, les créations gourmandes se déployant sur plusieurs pages. Un roman ! Dans la collection des thés, je m’oriente vers les fleuris et les fruités. Nous sommes en effet en plein roman, de Virginia Woolf ou de Jane Austen : « Il foulait, comme chaque jour, l’épaisse moquette du Train Bleu pour le Five O’clock Tea du compartiment 5 ». J’hésite encore avec un autre thé blanc, « Le Vent dans les Arbres » (« Le vent dans les arbres transporte toujours les plus douces harmonies de fruits rouges et les plus belles fleurs des champs. ») Finalement, happée par le récit poétique du maître de maison, je choisis l’amant, « L’Amant du Train Bleu » !

La madeleine au fond du jardin © Emilie Paul
La madeleine au fond du jardin © Emilie Paul

Je succombe également aux célèbres madeleines, les Madeleines du Voyage, imaginées par Laurent Renaud, l’autre moitié de l’indissociable duo « Fred & Laurent ». Ici, les « gâteaux courts et dodus », selon la mémoire proustienne, sont de précieux joyaux, poudrés, perlés, et même couronnés, apprend-on, afin de célébrer le mariage du prince Harry. Etrangement, alors que je raffole du glaçage, je n’en choisis aucun. Je me fie davantage aux parfums. Baileys, café, noisette grillée : destination le 221b Baker Street avec le rationnel, bien qu’énigmatique, « Sherlock Holmes » ! Un voisin, soucieux de ses économies, s’intéresse quant à lui seulement au prix. Pour l’unique importun, le compte est facile : si les trois pièces sont à 9,20 €, mieux vaut prendre les madeleines les plus « expensive » à l’unité. La verdure n’est pas un paravent suffisant…

Heureusement, une serveuse, tout en retenue britannique, nous apporte les théières de fine porcelaine. Les rouages de montres à gousset à la Lewis Carroll m’hypnotisent, mais je quitte vite Alice et le Lapin Blanc, précipitée par la première gorgée du breuvage romantique dans un autre Pays des Merveilles : le Japon. Les fleurs de cerisier m’entourent de leurs effluves aussi délicates que le rose pâle des fragiles pétales. Le « Sakura » n’a-t-il que le goût de la cerise ? Ma rêverie fait éclore des pommiers odoriférants. Peu importe. Au fond de ma tasse, le Sakura a surtout un goût de Carpe Diem. La fraîcheur du jeune amant fanera comme le printemps…

Rouvrant les yeux, je romps le charme, un bref instant. J’aperçois alors ma complice en péché croquer une bouchée. La tête se renverse, les paupières se ferment… Un pur moment de délectation ! Les douceurs suivantes sont aussi envoûtantes mais « Angel », associant nougat et pralin blanc, garde sa préférence, même si la subtile touche d’orchidée ne s’est pas dévoilée. Mon « petit coquillage de pâtisserie » n’a pas le glamour de l’évocation bleu curaçao et or étoilé des sculpturales silhouettes Mugler mais je craque pour la grâce de « Roses Dragées », aux arômes d’amande sucrée et de vanille fleurie.

Le temps a suspendu son vol, son vol des heures, mais nous nous levons pour reprendre le cours de notre exploration de l’Ill et de ses environs. Avant, un dernier petit tour à la boutique-salon de thé !

Strasbourg ou la nouvelle Angleterre

Dans cette ambiance so british, entre le portrait d’Oscar Wilde et la photo d’Emma Peel et de John Steed, entre tentures et pampilles, l’évidence nous a rattrapées. Une interview serait-elle possible ? Pourquoi pas. Nous apprenons que plus de 300 madeleines sont confectionnées chaque jour et que les extraordinaires décors changent avec les saisons. Nous flânons, nous flashons et… nous nous arrêtons devant des cadres montrant Lord Grantham, Les Crawley, Carson, John Bates… Bien sûr !

Cette bonbonnière hors du temps dégage indéniablement une atmosphère à la Downton Abbey. Pourtant, Fred, Frédéric Robert, nous fait un aveu : il ne connaissait pas cette série, multi-récompensée, sur l’aristocratie de l’ère victorienne et de l’époque edwardienne. Les ressemblances avec la saga historique et familiale lui ont été révélées par d’élégants gourmets, célèbres chef d’orchestre et musiciens. Entre deux concerts, entre deux partances, ils sont revenus déposer un présent : l’intégrale en coffret DVD ! Touchante anecdote qui dit le soin apporté à l’accueil ! Les nombreux bristols et remerciements de personnalités, accrochés aux murs ou posés dans les étagères, en témoignent : Bill Clinton, Gaspard Ulliel, Jacques Garcia… La confession nous enhardit : nous interrogeons sans relâche. Comment leur est venu ce concept ?

Au Fond du Jardin est l’histoire d’un destin. Frédéric Robert, décorateur-designer, se rend en Bretagne, à l’invitation des Roellinger. Tout en savourant une part de tarte à la rhubarbe, dont il conserve un souvenir ému, l’Avignonnais dessine des croquis inspirés. Laurent Renaud, alors en formation chez le Chef renommé, s’attarde, admiratif, et donne rendez-vous au croqueur, après la fermeture. Ensemble, ils vont chez sa mère. C’est l’heure des présentations, de la présentation des madeleines de son invention. Sans répit, l’apprenti cherche la perfection, et sans doute une certaine approbation.

Salon de thé - Au Fond du Jardin © Emilie Paul
Salon de thé – Au Fond du Jardin © Emilie Paul

La prodigieuse rencontre donnera naissance, en 1999, à l’enseigne du 6 rue de la Râpe, en Alsace, où la Forêt-Noire assure une intarissable réserve de légendes et d’émotions, parfois parfumées au kirsch. Non loin des vallons verdoyants et des lacs cristallins, nous plongeons dans l’artisanat en cuisine. Chaque exquise friandise, à l’assemblage souvent complexe, est façonnée avec une rigueur et une patience d’orfèvre. Avec les années, les vertigineux volumes de fabrication et la réglementation obligent à déménager les fourneaux. Les deux complices trouvent dès lors des actionnaires pour mener à bien leur projet d’atelier vaste et moderne.

« De quoi avez-vous peur ? »

Le fondateur de la boutique-salon de thé a néanmoins des craintes : le « vol » des recettes, si courant quand l’ouvrier passe à la concurrence. Ainsi, ils sont… « comme Coca-Cola, à l’origine », gardant confidentiels les secrets de fabrication de leurs Madeleines du Voyage. Chaque matin, Laurent prépare seul les diverses variétés du jour, laissant ensuite pâtes et instructions à ses aides. Malgré la modernité du matériel décrit, me voilà projetée dans un univers à la Beatrix Potter : tous se métamorphosent en adorables souris, cuillère à la main et charlotte sur la tête… L’impérieux « De quoi avez-vous peur ? » me tire de ma divagation. Suit une constatation. Pierre Hermé réalise l’Hispahan. Ladurée réalise l’Hispahan. Les pâtisseries de quartier réalisent l’Hispahan, mais le consommateur viendra toujours chercher le seul et l’unique, le je-ne sais-quoi qui distingue l’original des hommages au créateur. « Ton gâteau sera toujours le meilleur ! », lui souffle-t-on chez Dalloyau, inventeur de l’Opéra.

18h30. La boutique s’apprête à fermer mais personne pour nous presser. Il est tout de même temps de régler. Certes, ces madeleines ne sont pas bon marché mais arracher des heures à l’ogre Chronos est inestimable, pour nous, pauvres êtres sans cesse à la recherche du temps perdu.

N’avons-nous pas eu notre entretien ?, note Emilie. Sûrement. Nous reviendrons pourtant, pour déguster quelques « hors-d’œuvre », quelques chefs-d’œuvre, au fond du jardin !

L’assiette de Madeleines du Voyage (3 pièces) : 9,20 €
La théière 1 personne : 7 €
https://aufonddujardin.fr