Algues vertes – L’histoire interdite
Le nez dans la cata…
Ce confinement donne à beaucoup d’entre nous des envies de lendemains qui (re)chantent, où l’on prendrait le temps, où les agriculteurs seraient moins malheureux et toucheraient un revenu décent en produisant autre chose que ce que Jean-Pierre Coffe nommait, avec son gaillard franc-parler, « de la merde ». Il est alors des livres extraordinairement éclairants qu’on aimerait ne plus avoir à lire dans quelques années, sans trop d’illusions pourtant.
Celui-ci en fait partie, qui offre une vision lucide et appréhende de façon très fouillée le scandale des algues vertes, laissant apparaître un système de production des richesses malade de la peste.
Ce reportage-BD passionnant retrace bien sûr les différentes « affaires » médiatiques et judiciaires qui ont défrayé la chronique des algues tueuses durant les dix dernières années et revient sur les explications scientifiques quant à leur développement en Bretagne. Mais plus encore, loin de rester à la surface, il fouille et retourne le tas d’algues…
Là où les plans locaux de lutte contre cette « marée verte » visent surtout le ramassage et la destruction en déchetterie de tonnes de ces organismes qui envahissent les baies de la Bretagne-Nord, les auteurs rappellent les causes profondes du mal : l’histoire de l’agriculture au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’excès de nitrate dans les sols en raison de l’élevage intensif (notamment de porc), son déversement dans la mer agissant en superfertilisant des algues, lesquelles, en pourrissant sur les plages, produisent des poches de sulfure d’hydrogène (H2S), un gaz potentiellement mortel.

L’enquête met aussi au jour les inerties et intérêts qui empêchent de prendre l’algue par la racine : puissance des lobbies agroalimentaires, politiques de courte vue… On accusera les auteurs de parti pris ? De façon vitale et salutaire, on gagnerait peut-être à cesser de considérer que ce qui nuit purement et simplement à l’intérêt général ne présente pas que des inconvénients.
Car s’il n’y a bien sûr aucun sens à vilipender a posteriori les Trente Glorieuses, le démembrement des terres, ce temps heureux où il fallait tout reconstruire et où l’on pensait que l’agriculture intensive pourrait nourrir les hommes et faire vivre grassement les paysans, il n’y a pas davantage de sens à ignorer certaines erreurs passées, le poids infernal des groupes industriels, ou encore le détournement du problème en opposant populations locales et agriculteurs. À ce titre, l’ouvrage, loin d’être manichéen, met en lumière les dépendances économiques dans lesquelles ces derniers sont enchevêtrés, qui leur laissent peu de chance d’abandonner l’exploitation intensive, là où ils auraient pourtant beaucoup à y gagner.
Changer d’ère, changer d’air : ça ne peut hélas se résumer à un gentillet « éveil des consciences », mais nécessitera une métamorphose de la structure profonde de nos sociétés. Et les auteurs de citer Marx et Engels par le truchement d’une vache philosophe : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. »
Nul « y a qu’à faut qu’on » n’entache cette puissante enquête, qui révèle les ressorts complexes qui ont mené à cette catastrophe écologique et humaine. C’est dur à lire, parce que les solutions ne se trouvent justement pas dans des formules toutes prêtes et des bons sentiments reposant sur la sacro-sainte volonté individuelle qu’on aimerait croire toute-puissante. En revanche, s’il est au moins une leçon morale à tirer de ce livre, c’est qu’il serait utile de regarder enfin tout ce lisier bien en face, en arrêtant de tout balancer à la déchetterie, ni vu ni connu…
Algues vertes – L’histoire interdite
Inès Léraud et Pierre Van Hove
La revue dessinée – Delcourt, 19,99 euros